MEMENTO
( Souvenirs d 'un Voyageur sur la Terre )
" Qu'importe le sillon que tu sèmes
Sur les collines de la vie ... "
Glenmor - " Memento " *
IV - Nice
( 8 , 9 , 10 - La Fille de Rosporden )
Pour J.M.G Le Clézio
" Ich hatte viel Bekümmernis "
Johann Sebastian Bach ( 1685 - 1750 ) ,
Cantate BWV 21 .
8 - Premiers balbutiements de l'amour , premières interrogations ... Dehors , souffle le vent de la révolte ( Mai 68 ) , mais
dedans , l'on se sent en prison .
Difficile de sortir de sa coquille . On ne veut plus grandir . ( 47 )
" Mon âme a son secret , ma vie a son mystère ,
Un amour éternel en un moment conçu ... "
Résonnaient en mon coeur ces stances mystérieuses du Sonnet d'Arvers ( 48 ) .
N'y cherchaient-elles pas l'écho tourmenté de ma peine , pour y enfouir la Beauté de leur questionnement ?
" Qu'y a-t-il au fond de moi pour que j'aie si mal ? , interroge Lucile avec désespoir . Qui suis-je pour éprouver avec une telle intensité le désir profond de n'être plus rien ?... "
( 49 )
La fascination du néant , " cette immense tristesse profonde , comme un puits noir " qu'évoque Le Clézio ( 50 ) .
J'avais fait mien l'émerveillement de Belphégor , dans le film envoûtant de Claude Barma , lorsque Laurence , "mieux qu'un vers d 'Apollinaire " , exprime sa nostalgie des " Echelles du Levant " , ces villages qui lui ressemblent , portes vers l'Orient que la poussière et la chaleur écrasante du Soleil enfouissent dans le sable du désert .
" Qui est Belphégor ? , lui demande André . Toi , tu as une âme ...
" Justement l'âme , finit-elle par lui répondre avec dédain , j'ai horreur de ça ; ça vit
caché , loin de la lumière , collé au corps ; ça a des goûts étranges ... ( 51 )
Jean-Paul , poète romantique d'outre-Rhin , souffre de la même angoisse , avant de connaître l'illumination révélatrice venue du Ciel . N'avoue-t-il pas à Goethe : " Après la mort , au moins , on apprend ce qu'est
le Moi " ? ( 52 )
Dans le roman d'Oscar Wilde , Dorian Gray croit voir enlaidir , peu à peu , son âme , dans un tableau de jeunesse qui reproduit magiquement tous les péchés commis par son modèle . ( 53 )
Et que lit donc ce peintre flamand , dont l'itinéraire est une quête hasardeuse vers la création , sur le visage inquiet d'Esther , où l'on décèle " une tristesse ancienne et profonde " ?
Serait-ce l'image d'un enfant , celui d'une bien-aimée ou d'une parente disparue ?
Ou bien celle de la Vierge éternelle , à la
" pureté merveilleuse " , qui hante son être insatisfait d'une question fondamentale .
Mais pourra-t-il vraiment se justifier de sa
vie , de son art ?
" Des signes de Dieu traversaient-ils encore aujourd'hui le monde , ou ne s'agissait-il que de simples prodiges de la vie ? " ( 54 )
Telles étaient les questions lancinantes qui , plus ou moins consciemment , troublaient mon jeune esprit .
Paradoxalement , j'avais beau essayer de raisonner cette angoisse , l'idée de mourir un jour , de vieillir , ou même de rester seul après le départ d'un proche , ma mère , par exemple , m'était insupportable et pouvait se transformer en cauchemar . En même temps , je souhaitais mieux connaître toutes les pensées de celles et ceux croisés dans la ville ou au lycée , dont le charme énigmatique m'attiraient par une sorte de magnétisme inexplicable ! Qui étaient-ils vraiment ? Dans quelle contrée mystérieuse devais-je les rejoindre ? Où donc s'envolait-il , mon joli rêve au coin d'une rue ?
" Il est des êtres beaux comme un matin du monde ... " ( 55 )
Allaient-ils s'évanouir , eux aussi , telle Eurydice au pays des sortilèges ?
Pourtant , " les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va " , dit Heurtebise à Orphée . ( 56 )
L'un des plus beaux films d'Hitchcock , " Vertigo " ( Sueurs Froides ) , montre un homme victime de sa faiblesse et d'un handicap , un peu comme le héros grec ou moi-même , tombant amoureux d'une créature de rêve , dont l'existence est en sursis . Madeleine semble victime , en effet , d'une obsession maladive qui hante sa conscience coupable d'un véritable chemin de ténèbres . Sans doute aussi parce qu'elle lui ressemble , s 'imagine-t-elle véritablement possédée par le souvenir de Carlotta Valdez , une aïeule devenue
folle , et qui s'est suicidée peu après qu'on lui ait pris son enfant .
" Johnny , un fantôme , est-ce que c'est amusant ? , demande avec une apparence de légèreté Miss Marjorie Wood , l'amie éconduite , qui souffre en silence d'un amour non partagé .
C'était aussi l'implorante prière d'Esther , incarnant son peuple juif de même que ma mère celui d'Armorique : " Il faut que je le retrouve , cet enfant , mon enfant . Je ne peux pas vivre sans lui , c'est mon unique petit bonheur , et on me le vole . Pourquoi voulez-vous me le prendre ? , supplie-t-elle , désespérée . ( 54 )
Evidemment , pensais-je , tout ceci n'est qu'une affreuse mystification , juste un scénario de film à succès pour le fameux
" Maître " du Crime , et , pour moi , l'héritage d'un triste problème .
" Il me reste à faire une dernière chose , et je serai délivré du passé ...
Alors , le dénouement , soulignant le caractère inéluctable de toute Destinée
humaine , symbole du Jugement de Dieu qui nous échappe et nous questionne à la fois , montre , à l'image de cette religieuse surgissant " par hasard " dans le clocher du Monastère , la mort de Lucie / Judy , tombant , comme auparavant la " vraie "
Madeleine , dans le vide ! ( 57 )
Et cette image démultipliée reflète aussi les hallucinations vertigineuses d' " Une Vie de Héros " flamboyant tel un objet maléfique . ( 58 )
" Faux-Semblants " ( Dead Ringers ) , l'oeuvre de David Cronenberg ( 59 ) , illustre avec la même maestria cette pente empruntée par une passion douloureusement instinctive , lorsque celle-ci , comme un révélateur , s'insinue peu à peu , brisant l'équilibre fragile d'un couple fraternel qui croit pourtant tenir dans ses mains le fil d'Ariane et le Nombre d'Or . ( 60 )
9 - Longtemps , tel un personnage de Paul Auster , " les yeux tournés vers les lames des persiennes closes " , j'ai voulu sortir de ma chambre ( 61 ) .
Le soir , à la nuit tombante , lorsque je voyais se dessiner les ombres de la nuit dans le frémissement crépusculaire des arbres , j'écoutais , frissonnant de délice ou de fièvre , les accents impérieux de la " Symphonie Héroique " . ( 62 )
Sur la pochette du disque , figurait une statue à contre-jour de Napoléon , mains derrière le dos , fixant le sombre horizon d'un regard d'aigle , son fameux bicorne posé sur le chef . Comme lui , peut-être , j'avais dû rêver pendant des heures , méditant sur le tragique de l'existence et sur le parcours banal qui , au contraire de celui du corse , me serait réservé .
Pourtant , j'avais croisé bien d'autres lumières , qui étaient celles des Anges ...
Leur délicate joliesse m'attirait , mais aussi leur caractère énigmatique , étranger .
L'image du ver de Terre amoureux d'une étoile convenait à cette recherche d'un autre idéal , plus inaccessible et secret .
" Malheur à la Ville dont le Prince est un enfant " , dit l'Ecclésiaste . ( 63 )
Comment dépeindre , cependant , la beauté mystérieuse et pure d'une affection
véritable ?
" Autant de perdu pour le souvenir . Autant de perdu pour la souffrance " . Telles sont les paroles amères de l' abbé De Pradts lorsqu'on veut lui enlever sa raison d'être , la présence d'un jeune élève .
" La Terre a été remuée , bouleversée ; elle en sera féconde " , lance-t-il à son
Supérieur , croyant échapper à la règle , ne s'imaginant pas ainsi paraphraser à sa façon le discours de l'empereur !
( 64 )
Mais moi , qui donc aurais-je pu conquérir ou aimer ?
10 - Mon coeur était rempli d'angoisse ... Il m'arrivait de passer des heures devant la
mer , à contempler la danse des vagues scintillantes , comme autant d'âmes devant s'échouer sur la rive d'un nouveau monde inconnu .
Elle vint vers moi , éclat de soleil , lumière au bout de l'océan lointain de mon pays de cocagne , pour dissiper les ombres de ma nuit .
Je vivais reclus dans les ténèbres d'une maison sans joie .
J'étais seul au milieu d'un rêve en lambeaux d'amour inassouvi .
Mais ne retrouve-t-on pas " dans chaque instant d'une vie naissante , la splendeur de l'inaccessible et le bruissement de ce qui sera pour toujours incompréhensible ? " ( 54 )
Ma soeur l'avait ramenée de son école d'Assistantes Sociales de Montrouge , ville de la banlieue parisienne où elle avait fini par émigrer pour suivre son mari .
Je me rappelle encore la couleur de son " kabig " rouge de marin breton , la blondeur de ses cheveux coupés courts , cette luminosité chaleureuse qui entra d'un coup , comme un grand vent du large , dans notre modeste logis .
Sa rondeur joviale , sa bonhomie , la simplicité de sa mise me plurent tout de suite . Elle incarnait une beauté différente , femme nordique , étrangère à la sophistication particulière de ce coin d'exil où je survivais difficilement .
D'ailleurs , c'est à l'occasion d'une visite au Danemark , bien plus tard , que je découvris sur une toile un personnage lui ressemblant quelque peu , la " Tine " de Ancher , jeune femme pensive au bord de la Mer du Nord , dans la région de Skagen . ( 65 )
Mais il conviendrait d' en abstraire l'ambiance mélancolique et lourde , pour y mettre , à la place , pétillant dans ses yeux , du dynamisme , de la vivacité , une présence , une écoute irremplaçables .
Quant au tableau de Louis-Alexandre Dubourg , peintre de Honfleur , intitulé " Jeune Fille Assise " , il n'exprime pas l'exubérance de celle de Rosporden , même si l'aspect général extérieur , sans doute , évoque une similitude . ( 66 )
Un beau cadeau de Noël , selon moi , que d'accueillir une si enthousiaste
visiteuse , montrant tant de gentillesse à notre égard !
Ce soir-là , mon beau-frère n'ayant malheureusement pu se libérer pour les fêtes , ma famille reçut deux pauvres étudiantes qui débarquaient , bras-dessus , bras-dessous , de l'autoroute des vacances !
" Belle romance
d'aujourd'hui ... " , chanterait bientôt le " Big Bazar " de Michel Fugain . ( 67 )
Mais je n'osais penser que nos " parisiennes " , poussant leurs conquêtes bien au-delà des mirages du Sud , eussent pu souhaiter courir l'aventure en solitaire , prendre , à leur tour , la route vers le large , tel Isabelle Eberhardt , Annemarie Schwarzenbach , qui cherchèrent jadis dans le voyage une réponse au mal-vivre , à l'insatisfaction de leur jeunesse . ( 68 )
Quant à la mienne , trouverait-elle un jour le seul chemin qui put la guérir à jamais de
l'exil ?
Celui qui mène , au bout d'un interminable périple , semé d'embûches , d' hypocrisie , de trahisons , vers la Terre bénie des Ancêtres , Royaume De l'Eternel où l'âme en paix se repose .
Elle ne resta qu'un soir parmi nous , trompant mon attente , à vanter les charmes de Nice et me dire la chance que j'avais de vivre ici , sur la Côte .
La lueur d'une étoile , souvent , ne nous parvient que lorsqu'elle a , de notre coeur , si tôt disparu .
Pour la première fois , grâce à elle , cependant , j'entendis parler d'un jeune artiste qui " révolutionnait " la Bretagne en dépoussiérant la musique de son passé ... ( 69 )
Je la revis quelques temps plus tard , quand elle eut décidé de s'installer dans l'arrière-pays .
Sa maison , notre " maison bleue " ( 70 ) , devenait une sorte de refuge ou de phalanstère pour les travailleurs de l'âme et les chiens perdus sans niche et sans collier qui erraient alentour .
C'était l'époque des " Hippies " . Nous écoutions le " White Album " des Beatles , ainsi que l'envoûtant chef-d'oeuvre
" Ummagumma " , d'un nouveau groupe " underground " , Pink Floyd . ( 71 )
Je la rencontrais de temps à autre , dans la montagne , essayant de lui confier mon espoir , ma solitude .
Mais , sans doute étais-je trop jeune , et , d'ailleurs , n'avait-elle pas une autre route à suivre ?
Nous nous retrouverions tous un jour , n'est-ce pas ?
Dites-moi que oui , que c'est la vérité !
( A Suivre )
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DAN AR WERN - MEMENTO ( Souvenirs d'un Voyageur sur la Terre ) - IV - Nice ( 8 - La Fille De Rosporden ) - Tous droits réservés - " MEMENTO " , copyright 2023 .
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Notes :
47 - " Plus Grandir " , chanson de Mylène Farmer , musique de Laurent Boutonnat - Polydor , 1985 - Tous droits réservés .
48 - " Sonnet " de Félix Arvers
( 1806 - 1850 ) , in " Mes Heures Perdues "
( 1833 ) .
49 - " Lucile ou la Nostalgie du Génie " , par Marité Diniz , Presses de la Renaissance , 1984 .
50 - " L' Extase Matérielle " de Jean-Marie-Gustave Le Clézio , né à Nice le 13 avril 1940 - Gallimard , 1967 .
51 - " Belphégor ou le Fantôme Du Louvre " , feuilleton TV de Claude Barma ( 1965 ) , d'après le roman d' Arthur Bernède ( 1927 ) , avec Juliette Gréco , François Chaumette , René Dary , Sylvie , Yves Rénier , Christine Delaroche .
52 - " Journal Intime " de Jean-Paul ( pseudonyme de Johann Paul Friedrich Richter ) , écrivain romantique allemand ( 1763 , Wunsiedel - 1825 , Bayreuth ) .
53 - " The Picture Of Dorian Gray " ( Le Portrait de Dorian Gray ) , paru en 1890 , d' Oscar Wilde ( Oscar Fingal O' Flahertie , dit ) , écrivain irlandais ( 1854 , Dublin - 1900 , Paris ) .
54 - " Les Prodiges de la Vie " ( 1903 ) , nouvelle de Stefan Zweig ( 1881 , Vienne -
1942 , Pétropolis / Brésil ) , in " Die Liebe der Erika Ewald " ( L' Amour d 'Erika
Ewald ) , Egon Fleischel , Berlin , 1904 .
55 - " Il est des Êtres Beaux " , chanson de Gilles Servat , in " Je ne Hurlerai pas avec les Loups " , Kalondour , 1983 . Tous droits reservés .
56 - " Orphée " ( 1950 ) , film de Jean Cocteau ( 1889 , Maisons-Laffitte - 1963 , Milly-La-Forêt ) , d'après la légende grecque , avec Maria Casarès , Jean Marais , François Périer .
57 - " Vertigo " ( Sueurs Froides ) - 1958 - film d'Alfred Hitchcock ( 1899 , Londres - 1980 , Los Angeles ) , d'après le roman de Boileau / Narcejac , " D 'Entre Les Morts "
( 1954 ) , avec James Stewart , Kim Novak , Barbara Bel
Geddes . All rights reserved . Mystification qui ressemble à celle de " La Rencontre "
( Auberive , 2 - copyright 2017 Dan Ar Wern / Edilivre ) - Tous droits réservés .
58 - " Ein Heldenleben " ( Une Vie de Héros ) , poème symphonique ( 1899 ) de Richard Strauss , compositeur allemand ( Munich , 1864 - Garmisch-Partenkirchen , 1949 ) .
59 - " Dead Ringers " ( Faux-Semblants ) , film de David Cronenberg ( 1988 ) , avec Jeremy Irons , Geneviève Bujold .
60 - Symboles de la Mythologie grecque .
61 - " La Chambre Dérobée " ( 1988 ) , de Paul Auster , né à Newark ( New-Jersey ) , en 1947 . Troisième volume de la Trilogie New-Yorkaise .
62 - " Symphonie n° 3 " , dite " Héroique "
( 1802 , publication 1806 ) , de Ludwig Van Beethoven ( Bonn , 1770 - Vienne , 1827 ) .
63 - Verset de L' Ecclésiaste ( Qohélet ) , 10 , 16 .
64 - " La Ville Dont Le Prince Est Un Enfant " ( 1951 ) , pièce de Henry de Montherlant
( Paris , 1895 - 1972 ) .
65 - Michael Peter Ancher ( 1849 - 1927 ) , peintre danois de l'Ecole de Skagen .
66 - Louis-Alexandre Dubourg , peintre de Honfleur ( 1825 - 1891 ) .
67 - " Une Belle Histoire " , chanson de Michel Fugain , in " Fugain et le Big Bazar " , Columbia , 1972 . Tous droits réservés .
68 - Isabelle Eberhardt ( Genève , 1877 - Aïn-Sefra , Algérie , 1904 ) , écrivaine
suisse , aventurière du Désert .
- Annemarie Schwarzenbach ( Zürich , 1908 - Sils , Engadine , 1942 ) , écrivaine suisse , aventurière , journaliste .
69 - Alan Stivell , " Pape " de la nouvelle musique bretonne .
70 - " San Francisco " , chanson de Maxime Le Forestier , in " Mon Frère " , Polydor , 1972 . Tous droits reservés .
71 - Célèbres groupes de musique " pop " anglaise .
" White Album " , copyright 1968 EMI Records LTD - The Beatles - All rights reserved .
" Ummagumma " , copyright 1969 EMI Records LTD - Pink Floyd - All rights reserved .
" Ach Jesu , meine Ruh ,
Mein Licht , wo bleibest Du ? "
Bach - Cantata BWV 21 .