Premier Cercle : A la Pointe Du Jour ...
Le Passeur des Mondes ( VII )
Deuxième Partie
/ L'Accomplissement /
" Les idées qu'il s'était faites du voyage n'avaient pas été accompagnées de l'impression étrange qu'il ressentait à cette heure où , pour la première fois , le monde de son enfance lui était brusquement enlevé et où il semblait jeté par les flots sur une rive étrangère . "
Novalis - " Heinrich Von Ofterdingen " , I , 2 .
- Gaeltacht -
6 - Confession de Roll ( 1 )
( 17 juillet 1909 )
" If your life is a leaf ,
That the seasons tear off and condemn ... "
Leonard Cohen - " Sisters Of Mercy " *
" Krollet , krollet ,
O ! krollet troieu amoed ,
Peurkeh dél , krollet ! "
Yann-Ber Kalloc'h " Bleimor "
" Ar en Deulin " - " Kroll en Dél Maru " *
Bien des années plus tard , lorsque tout fut terminé de cette étrange et féérique cérémonie de l'enfance , Yann aurait dû recevoir une lettre émouvante où se cachait le désespoir d'un coeur brisé .
Frère disparu des premiers jours coincé à Paris dans sa petite chambre d'exil , Roll Dagorn lui parlait de sa rue Cassini et des vieux arbres de l'Observatoire " dont les feuilles s'envolent pour un autre monde si proche de moi , lui écrivait-il , et pourtant si mystérieux ... " ( 1 )
" De ma fenêtre , par-delà mon bureau encombré de toutes sortes de documents et de volumes , je laisse mon regard se perdre dans le feuillage d'un marronier , d'un sycomore , parfois dans celui des ormes , des peupliers blancs pleins de grâce et de légèreté ...
" Comment t'expliquer ? , poursuivait-il encore , je les compare à des êtres vivants dont la chevelure tourmentée , nourrie par les fines nervures des tiges , frémirait du frisson de nos peines ...
" Ce sont les témoins fidèles de mon imagination , catalyseurs de rêves sans fins , les seuls qui puissent me permettre , au terme d'une harassante journée de travail , de chercher refuge ailleurs , de dialoguer avec l'invisible ...
" Le soir , à la fin de ces chauds dimanches d'été , au moment où il va faire nuit , mes pensées s'envolent comme nuées d'oiseaux des grands arbres noirs , qu'un peu de lumière verdit d'espérance ...
Notre terre est si lointaine , tu sais , mais je m'en sens tout proche , blessure profonde , sanctuaire d'une amitié perdue ...
" Mon coeur n'est pas d'ici , mon coeur est en Bretagne " , chante le poète .
( 2 )
Depuis tout ce temps que je ne suis pas retourné chez nous !
Peut-être aurais-je trop peur , dirais-tu , d'un passé jugé trop lourd ?
J'imagine , en tout cas , que tu dois m'en vouloir , avec bien d'autres ...
" J'essaie cependant de t'écrire à la lueur pâle de ma lampe ...
De trop nombreuses nuits sans sommeil me font revivre , comme en cet horrible soir du 16 juillet , notre belle histoire de l'été quatre-vingt dix-neuf ...
Alors , s'installe en moi cette petite musique de nostalgie égrénant ses notes sombres , celles d'une ancienne source invisible aux eaux sans cesse renouvelées ...
" C'est elle qui me parle , je crois , depuis l'aube des temps .
Ma vie ressemble à cette fugue lancinante et grave qu'elle nous jouait dans la demeure de Brocéliande il y a tant de siècles !
Monocorde , insignifiante en apparence , mais dévorante et sourde comme un feu souterrain qui couve avec persévérance et lenteur sous la cendre avant le jaillissement final de sa flamme rédemptrice !
Je n'ose plus l'écouter , maintenant , de peur de raviver la plaie .
Désormais , je ne pourrai que fuir en entendant les accents plaintifs de " l'Offrande Musicale " , ou de l'envoûtante " Méditation de Thaïs " ! ( 3 )
Car Il m'est arrivé , avant de m'endormir et de rejoindre , comme Chateaubriand , " ma magicienne sur les nuages " , de revivre l'étrange aventure ... ( 4 )
Et je me suis revu tel un Chevalier de la Table Ronde à l'armure vermeille , ou comme ce jeune homme de Thuringe en route vers l'inaccessible , découvrir le secret du pays sans nom de notre jeunesse !... ( 5 )
Tu te rappelles ces rumeurs bizarres qui couraient alors dans le pays ?
Nous étions pleins de courage , tous les deux , ce matin-là !
L'entrain , la curiosité , comme la promesse d'une belle journée de soleil , tout nous poussait irrésistiblement vers les grilles du " Domaine Mystérieux " !
Quelqu'un t'avait parlé d'un passage providentiel , Yann ?
C'est par là , n'est-ce pas , qu'à l'aide d'une corde et d'un crochet , nous finîmes par franchir un peu désorientés l'obstacle après tant de recherches infructueuses tandis que la fraîcheur du soir tombait déjà sur nos épaules !
Nous étions perdus ...
Seule nous avait guidé la chanson du couchant , qui répétait , inlassable , sa petite phrase langoureuse et triste : " Mais venez , mes enfants , venez ! "
Nous avions peur de la suivre sans doute , et pourtant , malgré l'angoisse indicible qui nous étreignait , malgré la fatigue , rien n'aurait pu repousser la force de son appel !
Ne venait-elle pas de cette lointaine tache de lumière vespérale au fond du sous-bois ?
Le manoir d'Auberive !
Au-delà d'un étang tout noir où flottaient deux ou trois cygnes majestueux sur le reflet tourmenté des masses nuageuses , nous franchîmes quelques rideaux d'arbres dont le feuillage clair , celui des trembles , des hêtres , venait caresser le cours capricieux d'un ruisseau .
Des vases d'albâtre , un buste d'Apollon puis de Diane chasseresse , semblèrent nous dévisager d'un oeil curieux .
Nous nous faufilâmes comme deux ombres parmi les bosquets d'ajoncs , les buissons d'aubépine , jusqu'à une bordure de primevères parsemée de roses , parterre de façade , avant d'arriver devant la cour intérieure du château .
Au milieu du bâtiment , se trouvait un perron de trois marches , qu'une porte-fenêtre en ogive surmontait de son battant vermoulu .
Soudain , se reflétant dans un miroir au-dessus d'une cheminée de marbre adornée de guirlandes , le profil d'une jeune fille nous apparut à l'intérieur .
Vêtue d'une simple tunique bleue , elle tenait un violon de ses doigts effilés .
Dans l'âtre , unique source de lumière au fond d'une pièce aux tentures rouges , brûlait un feu de fagots et de bûches ...
Mais d'autres lueurs étranges transfiguraient le beau visage de la sylphide !
Nous n'eûmes hélas ni le temps , ni le loisir d'apprécier son jeu : des cris retentirent soudain , des aboiements , tandis qu'à toute vitesse un molosse courait vers nous , tirant sur sa laisse comme un diable , aussi mauvais que son maître le gardien Werner qui s'efforçait de le suivre tant bien que mal ! "
C'est alors que les deux enfants , nous expliquait le narrateur , se trouvèrent séparés .
Tandis que Yann s'engouffrait dans la chambre , Roll , instinctivement , préférait reprendre les traces laissées derrière eux .
Mais il ne réalisa pas , l'imminence du danger l'obligeant à fuir sans regarder par-dessus son épaule , que la poursuite avait très vite cessé .
Bientôt , s'étant caché derrière une sphynge portant deux amours , l'une des statues de l'allée , il remarqua sur la gauche de l'édifice un grand pan de ruine percé d'une ouverture à moitié recouverte de lierre et de mousse donnant sur la campagne ...
Quelque antique dépendance , pensa-t-il .
Sans plus réfléchir , il s'y précipita !
La flêche grise d'une chapelle au coeur d'un petit bosquet d'arbrisseaux noueux , pins et chênes-lièges recouverts de lichens , ronciers mangeant sols et murailles , dominait l'ensemble ...
Plus loin , c'était une longue cour servant de parc ou de cimetière à de vieilles berlines , voitures d'âge respectable , vestiges de chars à bancs ...
Puis , tout au bout , se trouvait une sorte de remise ou d'appentis ...
( A Suivre )
___
DAN AR WERN - Le Passeur des Mondes ( 1er Cercle ) - VII - L'Accomplissement / Gaeltacht - Deuxième Partie - 6 - Confession de Roll ( 1 ) - Pep gwir miret strizh / All rights reserved / Tous droits réservés . " Le Passeur des Mondes " , Copyright 2005 SGDL / Dan Ar Wern . Copyright arbredor.com 2007 et 2008 ( Version Numérique ) .
___
Notes :
1 - A Pâques 1910 , la famille d'Alain-Fournier ( 1886 - 1914 ) avait emménagé au 2 , rue Cassini , 4è étage ( 75014 - Paris ) .
2 - Yann-Ber Kalloc'h " Bleimor " , poète breton ( 1888 , Groix - Tué sur le Front , 1917 ) : " Kroll en Dél Maru " ( La Danse des Feuilles Mortes , 1905 ) et " Me Halon Zo é Breih-Izél " ( Mon Coeur est en Basse-Bretagne , Paris 1913 ) , in " Ar En Deulin / A Genoux " , Plon , 1921 , Kendalc'h , 1963 . Voir ci-dessous *
3 - " L'Offrande Musicale " ( Musikalisches Opfer , 1747 ) de Jean-Sébastien Bach ( 1685 - 1750 ) . " Méditation de Thaïs " ( extraite de l'opéra " Thaïs " , 1894 ) de Jules Massenet , compositeur français ( 1842 - 1912 ) .
4 - François-René de Chateaubriand ( 1768 , Saint-Malo - 1848 ) , écrivain breton , " Mémoires d'Outre-Tombe " , Première Partie , Livre 3 , ch.12 ( " Mes Joies de l'Automne " ) et 13 ( " Incantation " ) .
" Le Grand Meaulnes " ( 1913 ) , d'Alain-Fournier .
5 - Novalis - Friedrich Von Hardenberg ( 1772 - 1801 ) , " Heinrich Von Ofterdingen " ( 1802 ) .
" Correspondance Alain-Fournier / Jacques Rivière " ( 1904 - 1914 ) - Nouvelle édition , Gallimard 1991 - Lettre à Henri de Jacques ( 29 septembre 1908 ) .
* Leonard Cohen , " Sisters Of Mercy " , 1968 , Columbia / Project Seven Music / Sony Music Entertainment Inc. All rights reserved :
" Si ta vie est une feuille que les saisons arrachent et condamnent ... "
* " Dansez , dansez !
O , dansez des rondes insensées ,
Pauvres feuilles , dansez ! ( Yann-Ber Kalloc'h - " Ar en Deulin " )