- Je dois m'en aller au loin , dit un jour l'enfant du Soleil à sa fiancée . Je ne sais ce qu'il y a en moi , quelque chose me pousse en avant ...
- Mais pourquoi vouloir partir , le suppliait-elle , et quitter celle qui , vraiment , te ressemble et tecouvre de son ombre ?
- Chaque jour a une aube , un crépuscule ... Et ça me brûle comme un feu de l'enfer! , lui répondit l'étranger , voyageant au bout de ses forces .Je n'en peux plus !
- Peut-être faudrait-il apprendre à trouver d'abord le désert de ta solitude ? , lui murmurait , pour le consoler , la voix de l'Ange , écho d'une rivière des larmes de la nuit , chapelet de gouttelettes fines tombant du flanc de la Montagne Sainte sur la Vallée Heureuse au bout du monde .
- Alors , le bonheur est là ?
- Mon cher ami , n'entends-tu pas ce vent du crépuscule chassant au-dessus du lac les nuages ? Ne vois-tu pasl'errance deleur vie éphémère s'achever douloureusement sur le toit du Temple des Abîmes , tandis qu'un dernier rayon du Soleil triomphal se joue de la masse sombre du ténébreux sanctuaire de ton amante par un éclat sur l'eau de leurs guenilles ridicules , de leurs visages moqueurs , tout biscornus : " Les nuages , les merveilleux nuages ... " ?
DAN AR WERN , écrivain breton , vécut sa prime enfance au coeur de la forêt de Brocéliande avant de voyager à travers le monde , se passionnant pour la littérature , la musique , la culture celte , l'ésotérisme et la spiritualité ...
DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES / MEMENTO - Teaser ( 4ème Couv.) - Bio - Chanson de la Lune et du Soleil .
Pep gwir miret strizh - Tous droits réservés - All rights reserved . " CHEMINS D'ÂMES / MEMENTO " , copyright 2023 .
... Il se réveilla frissonnant , la tête en feu . A travers les écoutilles , des lueurs rougeâtres baignaient la cabine . Regardant tout autour , il aperçut quelque chose au
pied du lit .
C'était une enveloppe toute grise comme la mer du Nord , laissant voir deux grandes feuilles de couleur blanche , chacune ornée , dans leur coin supérieur gauche , d'une petite coupe en or gaufrée contenant deux coeurs transpercés d'une flèche .
Il parvint à la saisir avec effort , gêné par sa perfusion . Mais son horrible effroi de la veille réapparut , car il vit sur elle des taches de sang . Quelle heure était-il ? Pas de pendule au mur . Et sa montre ?
Il comprit qu'il s'agissait d'une ancienne lettre , écrite jadis , dans une sorte d'élan mystique à celle qui venait de tirer sa révérence aux jeux insouciants de leur puérile jeunesse par suite d'un banal accident de la route : la petite Anna Bernhardt .
Stupide Roue de Fortune , imprévisible Destinée ? Car il croyait bien , au contraire , qu'elle était morte dans un camp , que tout ceci n'était fait que pour lui rappeler l'autre réalité où il ne lui était pas venu en aide !
D'ailleurs , comment lui prouver maintenant , sinon par des mots dérisoires , la pureté de ce qui n'existait plus que dans les braises rougeoyantes d'un lointain souvenir ? , songea-t-il quand il se mit à relire , la larme à l'oeil , ce triste constat d'un rêve oublié
d'outre-tombe :
" ... Pardonne-moi si j'étais un peu mélancolique ,hier soir,ne m'en veux pas d'avoir fait"semblant"... J'aurais préféré me serrer contre ton coeur pour y sentir ton énivrant parfum , prendre délicatement ta main pour l'apposer sur ce mal douloureux qui ronge mon âme ... Sais-tu combien je souffre ? "
A cette lecture , il poussa un cri . Le papier lui parut brûler d'une flamme inextinguible , et , sous ses blessures , des convulsions firent trembler sa carcasse ! Un bref instant , le malade ressentit la présence , auprès de lui , de celle qui avait reçu cette curieuse trace d'amour défunte .
" ... Ma nuit fut affreuse , et j'ai pensé vouloir maintenant trouver refugedans cettemontagne d'Obernaioù naquit Sainte Odile ... Je revois la grande croix blanche où s'inscrit le nom de ces jeunes hommes tués pendant la guerre ... " ( 107 )
Il réfléchissait au sens de son sacrifice , l'associant au leur :
" ... quand je t'ai aperçue , ce matin , je me suis senti libre . Et pourtant , comme
eux,j'aurais voulu mourir ! "
Mais rien n 'est jamais laissé au hasard ! , réfléchit-t-il encore . Peut-être n 'avait-il pas bien vu cette fille à bicyclette qui lui faisait signe au milieu de la route , et c 'est pour ça qu 'elle avait fait une
embardée , sans doute pour ne pas elle-même avoir à tirer le rideau sur lespectacle navrant des illusions passagères d 'une vie ratée avec un époux plus ou moins ridicule , car il ne vous convient pas !
Triste chimère qu 'on a toujours de se dire qu 'on pourrait changer quelque chose de la partition d'un chef d'orchestre , à l 'instar de ce Gustav Mahler , son musicien préféré , qui s 'enfermait dans sa chambre d 'hôtel de
l ' " Etoile Bleue " , à Prague , pour tenter de corriger l 'instrumentation de sa " Septième Symphonie " ! Pouvait-il savoir que c'était la jaune qui allait tous , inéluctablement , les entraîner , comme elle , vers la mort ? ( 108 )
Car " on n 'obtient rien sans renoncer à quelque chose " , la perfection du détail ne modifie pas le résultat d'une aventure dans le clair-obscur , avec tous ses mystères et ses angoisses! ( 109 )
" Mir ist Weh um Herz ! * " , soupira-t-il , impuissant , pensant à ces futures scènes d'un avenir qui n'en étaient plus un , quoique l'éblouissant encore de leurs flashes
tapageurs !
N'est-il pas trop tard ?
Porter l 'uniforme dans une guerre classique , passe encore ...Mais mon Dieu , j 'ai du sang surles mains! Comment l 'effacer , cette tache originelle , avant qu'elle même ne fasse disparaître l'idée légitime de progrès , de civilisation ? Les pogroms , la solution finale dans des camps
d 'extermination ... Quoi d 'autre à attendre , au bout du tunnel , sinon, pour le coupable en fuite , cet autre chant d'ombre et de brouillard cyanuré, composé à la faveur de la nuit tragique d 'une éternelle damnation ?
Les montagnes se ressemblent , rêvait-il encore , se souvenant , parce qu'elle se prétendait neutre , d'escapades amoureuses dans la Suisse voisine en sa compagnie ...
" Sur tous les sommets , c 'est le silence ... " ** , lui murmurait-elle en se blottissant contre lui tendrement .
Et pourtant , la musique mozartienne à Salzbourg n'annonçait-elle pas déjà , aussi , dans son chant de mort , la sinistre farandole des fantômes du Salzberg ?
" Mais ici ,juste ici,
Entre une victime et ta souillure ,
Entre un traître et toutes tes blessures,
Mon amour t'appelle... " ( 110 )
FIN DU RECUEIL
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES- II - Nouvelles - 13 - Anna Bernhardt
( IV , MonAmour T'Appelle ... )- Tous droits réservés - Pep gwir miret strizh -All rights reserved .
" Chemin d 'Âmes " , copyright 2023 .
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Notes :
107 - Mémorial d'Obernai en Alsace .
108 - " Septième Symphonie "
( 1904 / 1905 ) , dite " Le Chant de la Nuit " de Gustav Mahler ( 1860 - 1911 ) .
Hôtel "Blauer Stern " ( Modra Hvezda ) à Prague , immortalisé par le film de Martin Fric avec l'actrice Natasa Gollova ( 1912 - 1988 ) et rendu célèbre par le séjour de nombreuses personnalités dont Gustav Mahler .
109 - Annemarie Schwarzenbach ( 1908 - 1942 )
110 - Adaptation libre de la chanson de Leonard Cohen( 1934 - 2016 ) : "Love Calls You By Your Name " , copyright Stranger Music Inc./ Leonard Cohen 1967 , dans son album " Songs of Love and Hate " - All rights reserved .
* Mir ist Weh um Herz ! ( langue allemande ) = Mon coeur me fait souffrir !
Lady in Black Velvet ( Portrait of Eulabee Dix Becker ) by Robert Henri, 1911, High Museum of Art .
CHEMINS D'ÂMES
II - NOUVELLES
13 - Anna Bernhardt
( III )
3 - La Dame en Noir
Etendu , tout habillé sur sa couchette , bercé , sur ce long parcours , par le cadencement monotone et le roulis de la machine , il s'était mis , avant de dormir , à rêver , plein de nostalgie , à une mystérieuse " Dame en Noir " qu'il avait aperçue , jadis , priant avec ferveur dans la crypte d'une église de Strasbourg , mais si vite disparue , lorsque , éveillé par le bruit , l'excitation de la croisière en mer , il avait eu , bouche bée , la même vision lumineuse où elle lui apparaissait encore à peine visible , coiffée d'une capuche ...
Qu'y avait-il donc entre cette passante et moi-même ? , se mit-il à se torturer dans l'incertitude et la peur .
- Approche donc , mon ami ! Quelle sorte de visagea été le tien ? , demandait-elle à cette ombre inerte en uniforme allongée à l'arrière du sous-marin , pensant , peut-être , au regard curieux de l'homme déchu qui , aux jours de sa jeunesse , l'avait fugitivement désirée avant de l'envoyer ensuite comme les autres , dans l'indifférence , quelques années plus tard , vers la mort !
Qu'avait-elle à voir avec ce monstre sauvage , d'ailleurs , tapi dans l'inconscient de l'ancien agent du Reich ? Elle le voyait flotter , silhouette horrible planant en silence au milieu de ténébreux nuages , dépouille inutile ayant , disait-on , naguère , fait trembler le monde et qui , désormais , toute rabougrie , n'était plus qu'une petite boule sans couleur mendiant la sienne , dont l'éclat de turquoise bleu-vert scintillait , au contraire , sur une banquise d'aurore boréale illuminant le coeur de quelques rescapés d'un abominable bagne nazi !
Dérision ! , songea-t-elle , abasourdie de lentement se découvrir dans les reflets d'une existence aussi désastreuse , qu'elle n'aurait , croyait-elle , pas eu le courage elle-même de choisir !
Cette nuit-là , elle s'en souvenait encore de la veille de Noël selon l'échelle des jours terrestres , quand elle s'était sentie entraînée malgré elle , par une force inconnue , dans cette petite chapelle des rives neigeuses du Rhin ... La jeune femme avait eu , alors , l'impression de voir un reflet de sa propre image dans celui d'une " pierre vivante,
écarlate , montant d'un globe terrestre " aux pieds de la Vierge ! ( 104 )
Un rayon puissant lui était tombé sur la tête , l'attirant de son halo blanchâtre à l'intérieur d'une ville aux parois obscures , mais brillant à l'extérieur de tous ses feux , glissant silencieuse au milieu de l'encre céleste , et qui , maintenant , faisant défiler à la même vitesse chacun des instants de sa vie , l'emmenait à une allure vertigineuse jusqu'à une lointaine étoile , véritable Oeil deDieu irradiant de sa Conscience immuable la totalité des vibrations de
l'univers , matrice cosmique transmutant , par son eau spirituelle composée de myriades de gouttes de lumière , les formes les plus diverses d'énergie et de matière en milliers de vagues de poussière intergalactique d'âmes régénérées ! ( 105 )
Donc , ce jour était arrivé , imagina le poète , un jour d'astre clair où "comme un oiseau sur la plus haute branche" , la princesse ressuscitée , puisque le temps n'existe pas , venait renaître ici transformée , à travers ses corridors , courte escale dans le ventre d'une nouvelle mère avant de repartir à l'aventure dans le dédale des apparences , ne laissant derrière elle qu'un merveilleux écho d'étoile filante , inoubliable souvenir de ses yeux éblouissant d'un radieux sourire le miroir de l'Indicible ! ( 106 )
( A Suivre )
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES - II - Nouvelles - 13 - Anna Bernhardt
( III , La Dameen Noir )- Tous droits réservés - Pep gwir miret strizh -All rights reserved .
" Chemin d 'Âmes " , copyright 2023 .
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Notes :
104 - Dictionnaire du Cycle de L'Etoile ( I ) , V - De Locis Mundorum , 7 - Un Coeur de Pierre - Copyright 2022 Dan Ar Wern / OmniScriptum S.R.L Publishing Group - Alle Rechte Vorbehalten .
105 - Dictionnaire du Cycle de L'Etoile ( I ) , V - De Locis Mundorum , 3 - Auberive I , 4 - Oeilde Dieu , Soleil D'Or - Copyright 2022 Dan Ar Wern / OmniScriptum S.R.L Publishing Group - Alle Rechte Vorbehalten .
106 - " Un Jour , un Jour ... " de Louis Aragon ( 1897 - 1982 ) , extrait du poème " Fable du Navigateur et du Poète " ( La Grotte ) dans "Le Fou d 'Elsa " ( 1963 ) - Tous droits réservés .
... Des bribes de conversations , de faibles bruits , d'abord , se mêlèrent sous son crâne aux craquements de la coque d'acier d'un onduleux serpent de mer , aurait-on dit , dont , entre les blindages , les parois se gondolaient furieusement !
Puis , ce furent des cris plus féroces , presque des mugissements que l'appareil radio semblait lancer tels des missiles vers sa tête
en feu !
N'avait-il donc pas déjà quitté la folie planétaire ambiante ?
- Achtung ! Navire détecté dans
l 'antiradar ! Tubes trois et quatre parés au lancer en surface ! ( 102 )
- Eh bien , mon pauvre , on dirait que l 'heure est venuede laisser ton cher compartiment douze ! , lui lança , ironique depuis la porte étanche , quelqu'un dont l'apparence valide paraissait une copie conforme améliorée de la sienne .
Alors , celui-là , qui était-ce encore ? , songea-t-il , tentant de concevoir un monde où quelque chose comme une espèce de zombie humanoïde , prenant la place d'une personne mourante , pouvait se confondre avec un véritable humain ?
Soudain , tandis que le submersible s'enfonçait de plus en plus , il eut en lui la sensation d'une explosion sourde !
Sans doute l'ennemi connaît-il
notre route ? , se mit-il à cogiter dans ce qui lui restait de cervelle , imaginant ces " jardins de roses " dont on lui avait parlé , sortes d'explosifs naviguant à fleur d'eau ...
Mais bientôt revint le calme , c'était , en apparence , une fausse alerte !
- Allons , t 'en fais pas , mon vieux ! Nous atteindrons bientôt l 'Argentine ! , fanfaronna l'étranger . Le " Nemo " , notre " pourvoyeurmédicalisé , arrive ! Et ce que tu entends n 'est rien qu 'une légère dépressurisation de la cabine à l 'ouverture de ses vannes communicantes . N'aie pas peur ! Bientôt , nous changerons de cap , direction Base Alpha, "Portes de l'Enfer" !
... L'espace d'un instant , le moribond se demanda , perdu dans ses rêves , complètement harassé par le bourdonnement d'un langage étrange dont l'origine lui semblait aussi factice que le ronron mécanique des machines , ce qu'il espérait vivre à nouveau de réel au-dessus des flots de granit sombre , des montagnes d'encre du ciel où évoluait encore , peut-être , façon Baudelaire , un ridicule albatros narguant sa solitude majestueuse à lui , le loup de mer , l'aigle aux serres cruelles voguant sur un désert de moutons d'écume où planait l'ombre tragique d'ineffaçables traces de ses crimes inexpiables ! Qui était-il à côté , lui , sinon ? ... Nemo... Nous n'offrons donc rien ,
se dit-il , à la douleur des autres qu'un peu de notre indifférence pour fuir cette terrible culpabilité personnelle dans l'incolore sensation du conformisme et de la banalité de l'horreur ? ( 103 )
Et songeant à l'immensité de l'espace des yeux bleus grands ouverts d'une bien-aimée disparue , l'homme se rappela ce long chemin de son enfance en Allemagne du nord , balayé par le vent , qui ne menait nulle-part lorsqu'ils partaient à travers champs , tous deux , vers la falaise .
Il se demanda en sanglotant s'il était possible d'y survivre , comme si , en franchissant le seuil de cet au-delà inespéré du mal , on arrivait à se débarrasser enfin du vieil uniforme de ses illusions perdues ...
( A Suivre )
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES- II - Nouvelles - 13 - Anna Bernhardt ( II , Nemo ) - Tous droits réservés - Pep gwir miret strizh -All rights reserved .
" Dieu s'épuise à travers l 'épaisseur infinie du temps et de l'espèce , pour atteindre l'âme et la séduire . Alors , Dieu en fait la conquête . Et , quand elle est devenue une chose entièrement à Lui , Il l'abandonne . Il la laisse complètement seule . Et elle doit à sont tour , mais à tâtons , traverser l'épaisseur infinie du temps et de l'espace , à la recherche de Celui qu'elle aime . C'est ainsi que l'âme refait en sens inverse le voyage qu'a fait Dieu vers elle . Et cela , c'est la Croix . "
Simone Weil- " La Pesanteur et la Grâce "
( 1943 )
1 - Le Fugitif
... D'abord , quelques images vivantes se mélangèrent sans cesse dans sa conscience troublée . Un visage ... Il ouvrit les yeux , n'ayant aucun souvenir , en vérité , de ce qui avait pu se passer .
C'était tout blanc , comme un linceul , autour de lui . Une chambre d'hôpital ? , se demanda-t-il .
Comme il se sentait lourd , faible à la fois , frissonnant de fièvre ...
Des coups de marteau lui heurtaient la tête !
Et puis soudain , les faits lui
revinrent , cet accident de voiture , une embardée sur une route glissante ! Ce devait être en janvier , triste coïncidence , quand son amie était tombée quelques jours plus tôt de son vélo tout neuf , cadeau de Noël aux freins sans doute mal réglés , dans un ravin !
Cette mort soudaine l'avait bouleversé !
Qu'il lui avait paru difficile , ensuite , ce sentiment de complète solitude , sans la présence turbulente de cette séduisante fille dont il avait fait la connaissance à Berlin . Ses manières de beauté farouche lui avaient tout de suite plu . Quel coup de foudre ! , se rappelait-il souvent , le sourire aux
lèvres . Mais la pauvre fille , elle , n'avait guère eu le temps d'accomplir cette vague promesse faite à Dieu d'entrer à Son service .
Il considéra ce mirage de bonheur au milieu des flots ténébreux de sa vie sentimentale ...
Aux yeux de tous , il ressemblait quand même au Bon Samaritain . ( 101 )
N'avait-il pas eu la grandeur d'âme , avant la guerre , de venir en aide à un frère d'armes qui , ayant dû abandonner femme et enfants pour une mission secrète et lointaine , l' avait prié , en son absence , de veiller discrètement sur sa famille ? Ses collègues , mis adroitement au courant de cette bonne action , l'avaient regardé , depuis , d'un autre
oeil , ayant presque réussi à le persuader qu'il était , lui aussi , devenu , sinon généreux , du moins un bon auxiliaire du
gouvernement !
De temps à autre , pourtant , remontait à la surface une réalité bien plus sombre .
Quelque mystérieuse créature diabolique , surgie des recoins les plus secrets de son
âme , venait accomplir devant lui sa danse macabre , lui rappelant de manière impitoyable une funeste allégeance au Seigneur de ce Monde ! Une voix perçante , après des pleurs étouffés , s'éleva brusquement dans le
couloir , troublant ses réflexions . La porte grinça sur ses gonds , tandis qu'un frisson d'épouvante le glaçait d'effroi . Il comprit alors qu'il lui faudrait expier le mal qu'il avait fait sur la Terre ...
Alentour , pendant que des ténèbres effrayantes couvraient son âme déchue , la lumière se mit à diminuer . Puis il sentit la fièvre l'envahir , des gouttes de sueur perlaient sur son front .
Comment , se dit-il , éviter le terrible châtiment devant s'abattre sur cette ridicule créature ayant osé défier la Loi Divine ? Il voulut se lever , fuir à toutes jambes ...
Mais ses blessures lui rappelèrent qu'il n'était plus qu'une plaie vivante aux multiples bandages , défigurée par de nombreux
tubes , cependant que ses traits s'obscurcissaient de plus en plus , affichant ce délire de persécution qui l'avait saisi tout entier de son emprise effroyable !
Terreur noire !
Il crut avoir affaire à une bête monstrueuse aux yeux clairs de serpent !
Ne s'était-elle pas sournoisement glissée dans la chambre , ne désirait-elle pas ardemment l'étrangler de ses mains griffues ?
L'étrange menace fut conclue d'un rire sardonique résonnant dans ses oreilles :
" Quelques heures , trois jours peut-être , et nous seronsensemble ! , ricana le sauvage Belzébuth . - Trois jours !...
Dans sa poitrine , son coeur se mit à battre plus violemment .
Hurlant de rage comme des loups , les ombres de la nuit pourchassaient leur proie sans relâche avant de l'offrir aux Dieux !
Cependant , la fatigue fit son oeuvre , il ne tarda pas à s'endormir . L'horrible regard s'effaça peu à peu . Au bout du compte , il finit par goûter la paix fragile d'un sommeil réparateur ...
( A Suivre )
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES - II - Nouvelles - 13 - Anna Bernhardt ( I , Le Fugitif )- Tous droits réservés - Pep gwir miret strizh -All rights reserved .
" Chemin d 'Âmes " , copyright 2023 .
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Notes :
101 - Le "Bon Samaritain " ( Luc , X , 29 - 37 ) , personnage généreux d'une parabole de l'Evangile .
1 - Celles Qui Passent ( I ) - 2 - Destin d'une Voyageuse - 3 - Quarantaine - 4 - Mona (I - Crépuscule des Âmes ,II - Pentecôte ) - 5 - Rose ( I - La Fugitive - II - L'Héritier de la Couronne - III - Le Combattant ) - 6 - Celles Qui Passent ( II ) - 7 - Mystère de L'Attente :Iona ( I, II, III , IV et V ) - 8 - Virginia ( Iet II ) - 9 - L'Enfant du Soleil - 10 - Prodigesde L'Accomplissement : Hermione ( I , II , III, IVet V ) - 11 - Lumières de L'Esprit :Suzanne - 12 - Celles Qui Passent ( III et IV ) -13- Anna Bernhardt (I -Le Fugitif - II - Nemo - III - La Dame en Noir - IV - Mon Amour T'Appelle )
3 - MEMENTO ( Souvenirs d'un Voyageur sur la Terre )
1 - Gilliatt et la Pieuvre - 2 - La Petite Cendrillon du " Moulin au Chai "- 3 - La Rose et la Bruyère- 4 - Nice(I - Cimiez ,II - Un Immeuble au Nom D'Etoile, III - La Fille de Rosporden - IV - Jeux de Vagues - V - Teachers )
4 - TABLE DES MATIERES
DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES / MEMENTO - IV - Table des Matières- Tous droits réservés - Pep gwir miret strizh -All rights reserved .
Et je voyage vers le large où des navires se sont perdus ,
Sans guide et sans équipage , ils ne sont jamais revenus ...
Pourquoi me parles-tu du temps qui passe ? Dans l'immensité ,
Je sais très bien que tout s'efface , même les regrets ,
Les visages qu'on ne verra plus ,
Les souvenirs d'un autre été
Que sont-ils devenus , ceux qu'on a laissés ?...
DAN AR WERN -Le Chemin Perdu- 2 - Voyage
(1976 ) *
I-PREFACE / DEDICACE
L'Enfant du Soleil
( Chanson de la Lune et du Soleil )
" Elle m'écoute , maintenant , comme si elle avait reconnu qui je suis ...
C'est comme si nous avions compris qui nous sommes ,
L' un et l 'autre ... "
Alain-Fournier - " Lettres au Petit B. " **
pour Annemarie Schwarzenbach***
- Je dois m'en aller au loin , dit un jour l'enfant du Soleil à son fiancé . Je ne sais ce qu'il y a en moi , quelque chose me pousse en avant ...
- Mais pourquoi vouloir partir , la suppliait-il , et quitter celui qui , vraiment , vous ressemble etvous couvre de son ombre ?
- " Chaque jour a une aube , un crépuscule ...
Et ça me brûle comme un feu de l'enfer! " , lui répondit l'étrangère , voyageant au bout de ses forces .Je n'en peux plus !
( 1 )
- Peut-être faudrait-il apprendre à trouver d'abord le désert de ta solitude , lui murmurait , pour la consoler , la voix d'un Ange , écho d'une rivière des larmes de la nuit , chapelet de gouttelettes fines tombant du flanc de la Montagne Sainte sur la Vallée Heureuse au bout du monde ? !
( 2 )
- Alors , le bonheur est là ?
- Ma chère amie , n'entends-tu pas ce vent du crépuscule chassant au-dessus du lac les nuages ? Ne vois-tu pasl'errance deleur vie éphémère s'achever douloureusement sur le toit du Temple des Abîmes , tandis qu'un dernier rayon du Soleil triomphal , ton
amant , se joue de la masse sombre du ténébreux sanctuaire par un éclat sur l'eau de leurs guenilles ridicules , de leurs visages moqueurs , tout biscornus : " Les nuages , les merveilleux nuages ... " ?
( 3 )
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES - I - Préface / Dédicace : L'Enfant du Soleil - Tous droits réservés - Pep gwir miret strizh -All rights reserved . " Chemin d 'Âmes " , copyright 2023 .
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Notes:
1 - "La Mort en Perse " ( Tod in Persien , 1935 ) - L'Ange , par AnnemarieSchwarzenbach .
2 - "La Vallée Heureuse " ( Das Glückliche Tal , 1940 ) , par Annemarie Schwarzenbach .
3 - " Petits Poèmes en prose ou le Spleen de Paris " ( 1869 ) - I - L'Etranger , par Charles Baudelaire ( 1821 - 1867 ) , poète français .
* "Le Chemin Perdu" , copyright 2017 Dan Ar Wern / OmniScriptum GMBH & Co - Editions " Muse " - Alle Rechte Vorbehalten .
** " Lettres au petit B. " ( René Bichet , 1887-1912 , poète français ) - Posth. 1930 , d'Alain-Fournier ( 1886 - 1914 ) .
***Annemarie Schwarzenbach ( 1908 - 1942 ) , écrivaine , aventurière suisse que Roger Martin du Gard , l'écrivain français , remerciait de " promener sur cette terre son beau visage d'ange inconsolable " .
Kristen Stewart et Stella Maxwell à l'aéroport de Los Angeles ( 04-04-2018 )
CHEMINS D'ÂMES
II - NOUVELLES
12 - Celles Qui Passent
( IV )
10 - Un court moment , l'auditeur fouilla sa mémoire .
Ses traits se durcirent . Son visage blêmit de plus en plus .
Aschenbach ... Schwarzenbach ... Tous ces noms se brouillaient dans sa tête vide , l'étourdissant . Ce qu'évoquait la charmante voyageuse , il avait d'abord décidé d'y croire , par opportunisme , y mêlant de vagues images de ses errances d'ivrogne , déguisant en aveugle une réalité bien sombre .
Il s'était laissé aller tout doucement , près d'elle , vers ce rêve impossible de vouloir embellir sa triste vie .
D'ailleurs , n'avait-il jamais peint de ces tableaux sans âme , de ces pastels mornes qui n'ont que l'apparence d'une oeuvre , parce ce qu'ils n'expriment rien que des illusions d'artiste ?
Combien de fois , sur les rives de l'Hudson , avait-il installé son matériel sans comprendre vraiment le drame qui se déroulait alentour .
Il n'y avait vu qu'un charmant paysage , insensible aux bruits sourds de la mer , à ses gouffres , ses hurlements secrets , comme aux sirènes changeantes qui avaient parsemé d'écueils la voie obscure de son propre destin . ( 98 )
" De qui parle-t-elle ? , voulut-il d'abord l'interroger , se dégageant soudain de son étreinte amoureuse . Mais , suffoqué par la honte , le désespoir , il s'était mis à fondre en larmes , la suppliant de se taire d'un regard silencieux .
" Je ne suis pas ce type , je ne l'ai jamais été ! , s'écria-t-il enfin d'un ton rageur , lui coupant sèchement la parole .
Douloureusement , la mémoire des faits véritables remonta , comme une épave de sa désespérance , à la surface des flots impassibles .
Ne doit-on pas lever l'ancre pour ouvrir la route aux navires abandonnés ?
Soudain , le nom tragique ou ridicule de son rival mystérieux finit par réapparaître à l'horizon des îles de son infortune . Il imagina la silhouette fantasmagorique d'un pantin , quelque reflet minable dans le miroir des apparences trompeuses . Qui était-il , en vérité , celui-là , sinon le double équivoque se jouant des embûches de la séduction ? Pourquoi donc ce faux air de famille , dessiné sur lui comme une sinistre caricature ?
Etait-ce la raison d'un irréparable oubli de sa part ? Tout lui réussissait donc , à ce fantôme !
C'était comme une vision de votre échec incarnée dans un personnage de comédie !
Bien sûr ! C'était ça : un " boute-en-train " toujours tiré à quatre épingles , joyeux turluron pour le bal de ces dames , l'insignifiance d'un bellâtre superficiel ! A moins que ... Il finit par se souvenir qu'il était arrivé une semaine avant lui dans la station . L'avait-il seulement remarqué ?
Virginia les avait présentés pendant la fête .
Elle affirmait qu'ils se ressemblaient comme deux frères ...
11 - Mais il avait eu beau lui hurler son nom , se rappelant encore les " promesses " de sa nouvelle amie , leurs tendres effusions lorsqu'il avait dû , sans elle , regagner la capitale .
- ... Et je t'aime encore ! , lui avait-il avoué sans y croire vraiment , d'une voix contenue , le teint pâle , effondré d'entendre tous ses mensonges , mais pensant que , par cet aveu inattendu , enfin sorti de sa bouche au bout de tant d'années de silence , il réussirait , peut-être , à éveiller son attention sur lui , à témoigner de son calvaire : il ne put en dire davantage !
Elle s'était tue . La stupeur l'avait rendue muette . Elle paraissait effrayée .
- Je ne sais plus précisément , conclut-elle , gênée . Elle avait visiblement du mal à retrouver ses esprits ... Tout cela est bien mort , poursuivit-elle au bout d'une minute ...
Venise , vos montagnes , c'est un autre
monde ... Vous êtes si triste , si différent de
lui , vous comprenez ? Nous devons continuer d'aller de l'avant , toujours plus loin , vers l'horizon ... Weitergehn , bis zum Horizont!
( 99 ) , répéta-t-elle en langue allemande . Je suiscomplètement navrée , je vous prie de me croire ... Vous êtes arrivé trop tard ... Je suis confuse . Et puis , lui susurra-t-elle à l'oreille avec tendresse ," tu sais bien que personne ne peut pénétrer , ne serait-ce qu'un bref instant , dans le coeur de l'autre et être uniàlui" . ( 100 )
Elle semblait à bout d'arguments , nerveuse , tirant sur sa cigarette .
- ... De toute manière , lui lança-t-elle ensuite sur un ton glacial pour achever de l'éconduire , je ne vous aimerai jamais , c'est évident !
Dans son regard mouillé , devenu soudain cruel , avait fini par naître une espèce de dégoût :
- Je ne suis pas comme vous ... Je ne le serai jamais !
Vous saisissez ? "
12 - Se levant lourdement de son siège , il eut cette sensation terrible de mourir .
Un teint livide fardait son visage , un grand poids d'angoisse lui nouait maintenant l'estomac .
Il était temps , jugea-t-il , d'oser lui parler , d'aller, sans défaillir , dévoiler quelque chose de son âme souffrante à la passagère .
Il essaya de l'approcher , de la chercher avec lenteur dans l'obscurité .
Mais quel problème , se dit-il , avec tous ces gens qui , tout autour , ne comprendront jamais rien au "Mystère de la Beauté " , celui dont parle Gérard de Nerval ...
Et puis , ce fut elle , à moitié assoupie , une belle chevelure blonde ruisselant sur ses épaules . Mais ce n'était pas la sienne : il y avait une autre fille plus jeune à ses côtés , d'une ravissante apparence , ressemblant davantage à un homme ,à un ange aux traits juvéniles d'adolescent .
Bon sang , ce n'était pas possible ! A peine l'avait-il aperçue , d'ailleurs , qu'il souhaita disparaître aussitôt sans laisser de trace . En même temps , son erreur lui sembla évidente : N'avait-il pas , comme d'habitude , pris ses désirs pour des réalités ?
Celle qu'il avait connue jadis , et qui le poursuivait jusqu'au plus profond de sa trouble personnalité , était-ce vraiment la même ? Ressemblait-elle encore à son obsession maladive ?
Il sentit vaciller ses deux jambes .
13 - Longtemps encore , avaient résonné ses dernières paroles dans son cerveau en feu .
Quand le passager s'éveilla dans la grande salle d'arrivée de l'aéroport Kennedy , elles avaient disparu .
Autour de lui , des gens pressés , qui couraient dans tous les sens et se
bousculaient .Toujours , cette immense voix humaine au langage incompréhensible , qui le tourmentait comme celle de la mer . Là-bas , se fondant au coeur de la foule , deux femmes se tenaient fermement , bras-dessus
bras-dessous . L'une d'elles , conversant avec l'autre , étreignit sa compagne l'espace d'une seconde .
Avait-elle vraiment parlé pour lui-même , tout à l'heure , ou bien pour ce clown ridicule ?
Affreuse incertitude .
Alors , sa vie entière lui parut un immense trompe-l'oeil , un gâchis .
" J'ai été longtemps à t'attendre , balbutia-t-il encore , dévoré par le désespoir , anéanti sur sa banquette .
Il aurait tant voulu rejoindre son grand amour , s'enfuir avec elle ... vers les sommets !
FIN
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES - Nouvelles - 12 - Celles Qui Passent ( IV ) .
- Tous droits réservés - Pep gwir miret strizh -All rights reserved .
" Chemin d 'Âmes " , copyright 2023 .
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Notes :
98 - Gustav Von Aschenbach , personnage principal , écrivain munichois de " La Mort à Venise " ( Der Tod in Venedig , 1912 ) de Thomas Mann .
3 - Il se souvint qu'elle était passée à l'instant précis de sa lecture où il était encore à se demander si ce qu'il y avait en lui , mais aussi alentour , aurait jamais une quelconque signification .Virginia ! ( 89 )
Oui , se persuada-t-il , c'était bien à cette personne qu'il avait , jadis , écrit tant de lettres enflammées ! Son âme était ,
à l'époque , remplie de tant d'espoir , de rêves si naïfs ! Tout ça semblait si loin , maintenant ... D'ailleurs , plus personne , aujourd'hui où l'on n'écrivait plus que des " SMS " , n'oserait encore parler d'une histoire aussi ridicule que celle d'un jeune étudiant breton croisant une américaine apprenant la danse à Paris ! Quoi de plus banal s' il n'avait jamais reçu de vraie réponse ?
Pourtant , rien ne pouvait effacer de son esprit la présence de quelque chose d'aussi fort , qui l'avait fait tellement souffrir , il le savait , mais c'était aussi de sa propre faute
à lui , car elle lui avait tendrement assuré que , de toute façon , leur histoire serait
" impossible " sur cette Terre .
Au sens commun , que pouvait bien signifier se demandait-il souvent , la valeur d' une vraie passion ? Ses souvenirs continuaient d'attrister son coeur ,
de temps à autre ... C'était tout .
4 - Découragé , sans force , il était devenu peu à peu insensible ,
indifférent . N'avait-elle pas tout détruit de sa vie ?
Il fréquentait maintenant d'étranges lieux , des hôtels presque déserts . C'est là qu'il rencontrait des inconnus , des originaux , qu'il couchait avec des filles de passage , plaisir éphémère d'une existence devenue terne et vide .
Quelle importance après tout pour les autres , que cette vaine agitation , ce " happening " durable ? , se consolait-il parfois . Quant à lui même ?
Qui lui avait dit , déjà , ou l'avait-il lu quelque part , qu'il était de" ceux qui ne savent vivre qu'en sombrant , car ils passent au-delà" ?
( 90 )
Et puis , n'en avait-il pas trop rencontré , de ces soi-disant " bons chrétiens " , dont le coeur était plus froid , plus dur qu'une pierre ? Qui peut dire , en vérité , où vont nos pas , ce qu'étaient vraiment nos amours , notre insouciance ?
5 - Pelotonné sur son siège , Il avait esquissé un sourire . - C'est vous , n'est-ce pas ? , crut-il soudain lui dire . Surprise , la femme s'était arrêtée brusquement , l'air de celle qui a vu surgir un fantôme accouru soudain de l'au-delà . Il y a si longtemps , poursuivit le voyageur à voix basse ... Vingt ans , peut-être ?
Elle n'avait pas prononcé une parole . Et ce qu'il venait de lire s'était bizarrement mêlé aux images floues d'un passé révolu . Accablé de tristesse , il courba l'échine . Il avait fait une erreur , il en payait le prix !
Légèrement plus tard , lorsqu'elle fut revenue à l'endroit où il se trouvait , se glissant à nouveau près de lui sans aucune intention , leurs yeux se croisèrent .
C'était une belle fille , sans doute , que celle qui se trouvait devant lui . Encore jeune .
Avait-elle un lien , cependant , même fragile , avec sa propre histoire , ce chemin de solitude emprunté le jour de son départ ? Pouvait-elle nourrir , comme elle , sa conscience , rassembler tout son être , et faire de son âme un seul dessein des multiples impressions ressenties depuis l'aube des jours ? " Sa " Virginia , qu'il invoquait souvent au pays des limbes , ne vivait-elle pas pour toujours dans le désert de son coeur meurtri , dans la soif d'un idéal inaccessible , cachée dans la grande désespérance des amours sacrifiés de la jeunesse ?
Maintenant que tout était mort .
Ne l'avait-il pas cherchée en vain dans toutes les villes dont elle lui avait parlé ? Dans tous les livres , toutes les musiques ?
Mais , "quand nous sommes perdus,quelle imageinvoquer? " ( 91 )
"Comment faire que mon âme ne soit éveillée par latienne? " ( 92 )
Questions lancinantes qu'inlassablement semblait poser l' immensité toute noire de la masse océane , imperceptible présence d'un mystère infini , tout en bas , lui répétant sans cesse la célèbre " Chanson d' Amour " de
Rilke .
6 - Poursuivant sa lecture , il nourrissait de sombres pensées .
" ... Sa propre vie lui semblait solitaire , assez insignifiante , fragile colonne dressée parmi les ruines des années perdues , ne supportant plus rien... " ( 93 )
Le visage blême , il avait alors levé la tête . Sans doute aurait-il voulu se mettre debout pour se serrer contre elle comme un fou , quitte à passer pour un sauvage aux allures d'arriéré . Qui aurait su le dire ? Et puis tout lui confier , dans le creux de l'oreille , de l'insignifiance de toutes ces années , du silence de sa solitude , lui parler de son dernier mariage , de son divorce , de sa fuite vers les Etats-Unis .
Comprendrait-elle vraiment ce désir en lui de changer désormais de façon de vivre , son immense besoin de liberté ? Ne demeurait-elle pas , comme lui , à New-York ? Il avait eu si souvent l'envie de l'y chercher , sans être bien sûr . Les regrets sont toujours tardifs , certes . Mais fouiller dans le passé ne sert très souvent qu'à faire s'agiter des ombres ...
Sa curiosité , cependant ,
le poussa . N'avait-elle rien oublié de ses sentiments pour elle ? Une seconde , il revit le temps de leur " insouciance " : deux étudiants qui se promenaient à Paris , main dans
la main , sur les quais ...
7- C'était après leur séjour à
Villeneuve , sur la neige de leur " Montagne Magique " ( 94 ) , au-dessus des "merveilleux nuages" ( 95 )...
Dans son coeur , vibraient encore ses paroles enjouées :
" Je m'appelle Virginia R ... Nous venons d' Irlande ou du Pays de Galles ... Mais jecrois qu'un peu de sang français coule aussi dans mesveines !
Très vite , songea-t-il alors , tant elle lui avait semblé vive d'esprit !
Puis , comme pour illustrer cette brillante ascendance , elle s'était élancée sur la pente à vive allure , telle une flèche , le laissant sur place en riant , de ce même rire qu'il venait d'entendre , se mettant avec humour , à fredonner un vieux chant gaëlique :
"Mille bienvenues dans le ciel ! ( 96 ) .
Et , comme d'habitude , il avait aussi souffert
" mille peines " pour la suivre .
Il ne pouvait s'empêcher d'être ému , de sourire parfois , pensant à elle , à tous ces moments du passé ...
8 - Mais comment saisir le mystère de sa Beauté , se demanda-t-il ensuite en lui-même , tandis qu'elle parlait ?
N'était-il pas , en effet , retombé " sous le charme " de cette fille , une belle rousse qu'il trouvait si attirante ?
Ne se retrouvait-il pas complètement ensorcelé par ses mêmes éclats de rire de jadis , fasciné par le son de sa voix si particulière , légèrement " exotique ", plaisante , comme
autrefois ?
Malgré cela , en dépit de la tendresse et des attentions de sa voisine , l'homme n'arrêtait pas de se plaindre intérieurement , remuant de noires pensées .
" L'acuité de mon intelligence , la puissance de montravail , tout cela ne servira jamais à rien ! , gémissait-il , abattu , ne cessant de se ronger les ongles . Jamais elle ne sera ému par ma présence ! Comment pourrait-elle
m'aimer , sanglotait-il à part soi , pensant apaiser son coeur , sûr , en tout état de cause , de cette certitude ? Et moi , pourquoi donc devrais-je ?...
O , you're in my heart , Virginia! Tu vis dans moncoeur ! " ( 97 )
Elle lui semblait si jeune encore , tellement jolie , rayonnante , et dans la force de l'âge !
Bien plus naturelle , plus " vraie " que tous ces portraits qu'il avait faits d'elle en nombre , inspirés de souvenirs de jeunesse , de vieilles photos , témoignages surannés des brefs moments passés ensemble .
9 - Il n'avait pourtant presque rien
écrit , songea-t-il ultérieurement . Sinon , de
" petites choses " montrant qu'il était un jeune homme plein de fougue , et qu'il cherchait sa route ; quelques lettres d'amour , des poèmes enflammés , sans queue ni tête , pour sa " bien-aimée " . Bref , des " trucs " sans valeur , insensés , qu'il jugeait aujourd'hui sans aucune complaisance , avec sa froideur d'adulte .
- Dansez-vous toujours , lui demanda-t-il sans paraître attendre de réponse , d'un ton qui se voulait rempli d'indifférence à
son égard ? Vous rappelez-vous cette nuit magique , dans lesAlpes, je crois ? , feignit-il de s'enquérir auprès d'elle avec une légère effronterie . N'était-ce pas votre
anniversaire ?
- Eh bien , lui répondit-elle , hésitante . Il y a silongtemps !
La surprise , tel un incendie dans un ciel d'azur , fit davantage étinceler le bleu-vert de ses yeux : les siens , lorsqu'il s'y
fixèrent , ne résistèrent pas à leur force éclatante , magnétique !
- Tu sais , se reprit-elle avec grâce , ayant enfin reconnu la force d'un véritable amour , nous étions jeunesdans ce temps-là .
Sans réfléchir , elle avait mis sa joue contre le front de son ami . Elle lui tenait fortement le bras .
Puis , d'une voix remplie de fièvre , d'émotion :
- Je n'ai rien oublié de nos chaudes étreintes ... de cette soirée magnifique à la belle étoile , de notre longuepromenade à travers le village assoupi sous la neige ! J'avais même failli tomber , rappelle-toi !
Il se crut heureux du résultat de sa hardiesse . Elle poursuivit son babillage ... Et notre vie à Paris , tous les deux ! nos follesvirées dans Montparnasse !
Elle le pressait encore plus .Et toi ? Ton boulot d'écrivain ?
Tu vis à New-York ? C'est étrange , c'est la ville de mamère ... Si tu savais , j'ai tellement voulut'écrire , mais j'ignorais ton adresse ...
En peu de temps , la mignonne était devenue gaie comme un pinson !
La faire taire n'eut plus été possible .
( A Suivre )
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES- II - Nouvelles - 12 - Celles Qui Passent ( III ) .
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" Chemin d 'Âmes " , copyright 2023 .
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Notes :
89 - " Virginia " , voir ci-dessous n° VIII .
90 - " Ainsi Parlait Zarathoustra " ( Also Sprach Zaratustra , Prologue , 4 , 1883 / 1885 ) , poème philosophique de Friedrich Nietszche ( 1844 - 1900 )
91 - " Poème " de Carson McCullers ( 1917 - 1967 ) , romancière américaine originaire du Sud .
92 - " Chanson d'Amour "
(Liebeslied , 1907 ) de Rainer Maria Rilke ( 1875 - 1926 ) , auteur autrichien né à Prague .
93- Carson McCullers , The Sojourner / Celui Qui Passe ( 1950 ) , in " The Ballad of The Sad Café " ( 1951 ) .
94 - Der Zauberberg ( La Montagne Magique , 1924 ) de Thomas Mann
( 1875 - 1955 ) , prix Nobel 1929 .
95 - L'Etranger , de Charles Baudelaire dans " Petits Poèmes en Prose " ( 1869 ) .
" For you've touched her perfect body with your mind ... "
Leonard Cohen - " Suzanne " *
Une force irrésistible l'attirait vers celle qui , ressemblant à Suzanne , la
somnambule , venait de lui planter sa lame dans le coeur !
Il ne savait s'il était encore vivant ou déjà parti au-delà , se voyant planer au-dessus de l'apparence immobile de son enveloppe charnelle , aperçue plus bas grâce à un éclat de verre , gisant sur son lit d'hôpital comme l'ombre d'un nouveau corps ne pesant presque plus rien qu'une plume d'Ange de la Mort sur la mer - et pourtant , si lourde était la croix qu'il portait - dans ce reflet visible d'une double peine où son âme , telle une coque de navire à moitié brisée en deux , paraissait n'être plus qu'une vapeur sulfureuse , une brûlure empoisonnée par la maladie d'une existence pécheresse qu'il n'arrivait plus lui-même à comprendre !
Et dans cette errance fantomatique au milieu des pages d'un livre tout gris , l'impitoyable stryge nocturne l'entraînait sur des toits peuplés de ses délires insondables , mais peut-être ne s'agissait-il , après tout , se dit le moribond , que de la couleur des vagues de sa nuit , celles aussi d'un fleuve puissant et sombre au pied d'une grande montagne inaccessible , comme l'amour d'un jeune parisien devant enquêter sur le meurtre de Sibylle , danseuse autrichienne de retour d'un voyage d'exil en terre d'orient ? ( 81 )
L'actrice de Dorian Gray ? ,
s'interrogea-t-il . ( 82 )
Mais où se cachait la faille ?
A travers ses yeux de nuage rougeâtre sanguinolent , les images d'un film d'horreur se mirent à défiler dans son crâne à toute vitesse , modifiant , sous forme d'hologrammes , la couleur des guenilles ténébreuses d'un ciel d'enfer que des vents sinistres déchiquetaient avec violence pendant que des harpies invisibles , vociférant et crachant leurs imprécations , tentaient de le précipiter dans l'abîme !
Rien n 'est jamais laissé au hasard ! , songea-t-il ... Peut-être ne l 'avait-il pas bien vu cette ballerine qui lui faisait signe au milieu de la route , et c 'est pour ça qu 'il avait fait une embardée , sans doute pour ne pas avoir à tirer le rideau sur lespectacle navrant des illusions passagères d 'une vie ratée .Triste chimère qu 'on a toujours de se dire qu 'on pourrait changer quelque chose de la partition d'un chef d'orchestre , à l 'instar de Gustav Mahler qui s 'enfermait des heures dans sa chambre d 'hôtel de l ' "Etoile Bleue " , à Prague , pour tenter de corriger l 'instrumentation de sa " Septième Symphonie " ! ( 83 )
" On n 'obtient rien sans renoncer à quelque chose " , pourtant , la perfection du détail ne modifie pas le résultat d'une aventure dans le clair-obscur de tous ses mystères et ses angoisses!
" Mir ist Weh um Herz , comme lui , mon coeur me fait mal ! ", soupira-t-il encore , pensant à ces futures scènes d'un avenir qui n'en étaient pas un , l'éblouissant déjà de leurs flashes tapageurs !
( 84 )
Mais maintenant , n'était-il pas trop tard ?
- Porter l 'uniforme dans une guerre classique , passe encore ... Mais mon Dieu , j 'ai du sang sur les mains! Comment l 'effacer , cette tache originelle , avant qu'elle ne fasse elle même disparaître l'idée légitime de progrès , de civilisation ? Sérieusement , je ne me sens pasprêt pour cette terrible existence : les pogroms , la solution finale dans des camps
d 'extermination ! ... Quoi d 'autre à attendre , au bout du tunnel , sinon, pour les coupables , cet autre chant d'ombre et de brouillard cyanuré, composé à la faveur des nuits tragiques d 'une éternelle damnation ?
( 85 )
Les montagnes se ressemblent , rêvait-il , se souvenant , parce qu'elle se prétendait neutre , d'escapades amoureuses dans la Suisse
voisine ...
" Sur tous les sommets , c 'est le silence ... " **
Et pourtant , la musique mozartienne à Salzbourg n'annonçait-elle pas aussi déjà , dans son chant de mort , la sinistre farandole des fantômes du Salzberg ?
" Mais ici ,juste ici,
Entre une victime et ta souillure ,
Entre un traître et toutes tes blessures,
Mon amour t'appelle... " ( 86 )
Puis il la vit , cygne blanc sortant des ombres de la nuit , fondre sur lui , le bec acéré tel une lance lui transperçant le corps , manquant de le faire tomber , lui , cygne noir , de sa couche tandis que , d'une seule carnation devenue maintenant consubstantielle , naissait un être unique , androgyne , immense oiseau de poussière flamboyante s'élançant ensuite dans l'immensité de l'univers !
- C 'est par le néant que tu es monté vers
moi ? , lui demanda-t-elle en se parlant à elle-même , souffrant , néanmoins , de cette union maléfique mais rédemptrice , redevenant verdâtre comme cette Pierre tombée jadis du front de Lucifer , Ange d'Orion , l'étoile double , que les humains convoitaient sans savoir qu'elle était maudite !
Car il n 'y aura plus ni libreni esclavedans l'Amour de Dieu , il n 'y aura plus ni mâle , ni femelle ! ( 87)
C 'est ici , vois-tu , au coeur de la Cité Bleue , que se réunissent les eaux du Ciel et de la Terre , ici , à la Porte du 7è Monde qui en est le Premier , que notre Seigneur veut laisser s 'unir au Feu sacrificateur des Ténèbres la Pureté pacificatrice de Son Onde Indicible ...
Et tandis que "la régression corporelle s 'effectuait avec régularité , leur arrachant parfois des cris de douleur épouvantables quand défilaient sur l 'écran de leur âme les moments les plus difficiles de leurs tribulations passées " , peu à peu , l'Impératrice cruelle cédait la place au Roi perdu !
DE PROFONDIS AD ALTUM !
Oui , c'est ainsi qu'Il viendra , le Fils
d'Homme , dans ce qui a été méprisé ou rendu vil , et que , sans cesse , de cette manne céleste au seuil de l'abîme , " liquide amniotique blanchâtre secoué de violents éclairs
d 'électricité " , mélange alchimique d'un Sang régénérateur de chair astrale immaculée purifiant les froides particules élémentaires d'une matière sombre subatomique , renaît Sa vie en cette Coupe d'Or génésique matricielle du grand Océan !
( 88 )
FIN
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES- II - Nouvelles - 11 - Lumières de L'Esprit : Suzanne .
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" Chemin d 'Âmes " , copyright 2023 .
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Notes :
81 - "Balade au Pays des Ombres " ( Cycle de l'Etoile IV ) , II - La Lettre , 8 - L'Espoir et la Solitude .
82 - " Le Portrait de Dorian Gray " , 10 - Sibyl Vane ( The Picture of Dorian Gray ,
1890 ) , roman d'Oscar Wilde ( 1854 -
1900 ) , dramaturge , écrivain , poète
irlandais .
83 - "Septième Symphonie "
( 1904 / 1905 ) , dite "Le Chant de la Nuit " de Gustav Mahler ( 1860 - 1911 ) .
Hôtel "Blauer Stern " ( Modra Hvezda ) à Prague , immortalisé par le film de Martin Fric avec l'actrice Natasa Gollova ( 1912 - 1988 ) et rendu célèbre par le séjour de nombreuses personnalités dont Gustav Mahler .
84 - " Mir ist weh um Herz ! " = Mon coeur me fait souffrir !
85 - "Solution Finale " ( Endlösung ) mise au point par les Nazis le 20 janvier 1942 en vue de l'extermination des Juifs ( Shoah ) .
" Nuit et Brouillard " ( Nacht und
Nebel ) , décret du 7 décembre 1941 ordonnant la déportation de tous les ennemis du Troisième Reich :
- Les prisonniers disparaîtront sans laisser de trace .
- Aucune information ne sera donnée sur leur lieu de détention ou sur leur sort .
86 - Adaptation libre de la chanson de Leonard Cohen
( 1934 - 2016 ) : "Love Calls You By Your Name " , copyright Stranger Music Inc./ Leonard Cohen 1967 , dans son album "Songs of Love and Hate " - All rights reserved .
87 - Saint Paul , Galates , 3 , 28 .
88 - Extraits de : "Le Livre de Virginia " ,
I , 12 - Le Roi Perdu , 23 - La Porte du Ciel - Note 54 ( 67 du volume Edilivre ) , II , 14 - Transmutations , 29 - Si le Grain ne Meurt ... Note 8 ( 79 du volume Edilivre ) , II , 15 - Le Voyage d'Enoch , 31 - Atlantis - Note 12 ( 83 du volume Edilivre ) - Copyright 2020 Dan Ar Wern / Edilivre - Tous droits réservés .
* " Suzanne " , chanson de Leonard Cohen dans son album " Songs of Leonard Cohen " , copyright Leonard Cohen 1968 / Sony Music Entertainment Inc. - " Columbia " - All rights reserved .
** " Über allen Gipfeln
Ist Ruh ,
Die Vögelein schweigen im Walde .
Warte nur , balde
Ruhest du auch... "
Goethe - " Über Allen Gipfeln " ( 1780 )
( " Sur tous les sommets , C 'est le silence , Les petits oiseaux se taisent dans la forêt ,
Prends patience , bientôt ,Tu te reposeras aussi ... " )