Premier Cercle : A la Pointe du Jour ...
Le Passeur des Mondes ( VI )
Première Partie
/ L'Attente /
" Que serait-elle , cette vie ? "
Anton Tchékov - " La Steppe , histoire d'un voyage "
- Les Sortilèges de Brocéliande -
2 - Le Castel du Tertre
" ... Une colombe , traversant l'espace ,
Vient tous les ans lui rendre sa splendeur ... "
Richard Wagner - " Lohengrin " , Acte 3 .
Quant à lui , ne serait-il pas délaissé comme le fils de Riwanon , ou devrait-il se changer en poisson , tel Dylan à la recherche d'Arianrod ? ( 8 )
Il y pensait chaque fois qu'il trouvait une friture de sardines dans son assiette , ou qu'il avalait un filet de merlan .
La nuit , c'était un vrai cauchemar , surtout depuis qu'il avait reçu la lettre incompréhensible d'un cousin , commis de bord sur un paquebot de luxe , dans laquelle ce dernier lui expliquait , bizarrement , qu'il servait " du caviar à des têtes de merluche et des faces d'anchois " !
Ces légendes ravissaient le jeune Yannig .
En parcourant la grande forêt qui ceignait de toutes parts le village , il sentait l'ombre de Viviane effleurer les ramures d'un aulne mélancolique ou se confondre avec celle du chêne au gui de lumière flamboyante !
Alors , quel bonheur c'était , caressé par le vent léger , de courir à l'appel de la source perdue dont la claire chanson , vivante au coeur des arbres , fait danser la sitelle et ramager le pinson ...
De contempler l'image inversée du château dans les eaux grises du lac , à la tombée du jour , alors que la biche blanche aux bois de cerf vient craintivement s'y désaltérer , suivie de son faon ...
Voir enfin la métamorphose des cygnes majestueux en jeunes princesses qui pourraient vous conduire , à tire d'aile , au palais resplendissant de pierres précieuses , retenu par quatre chaînes d'or , très haut , bien au-dessus du reflet mouvant des nuages dans l'onde verdâtre ... ( 9 )
Mais , pour l'enfant , n'était-ce qu'un rêve ?
Et n'y avait-il pas un ogre pour vivre encore derrière ces hauts pans de murailles à l'abandon , ruines toutes décharnées , recouvertes de lierre et de brume , balayées parfois par la bruine , dont les fenêtres depuis longtemps fermées et muettes cachaient peut-être , selon la fable , des trésors incomparables , diadèmes sertis de jaspe ou de calcédoine , rivières de perles , dans des écrins d'émeraude ?
Et là-bas dans la dernière chambre , la plus secrète , parée de tentures de pourpre et de tapis magiques venus d'Orient , le garçon ne trouverait-il pas enfermé dans un coffre miroitant de lueurs divines , le plus gros joyau jamais vu , celui qui réaliserait tous ses désirs , lui permettant même , un jour , d'épouser la fille du Roi ?
Le castel du tertre !
Une construction sévère , pitoyable , à l'aspect fantastique , tel un navire fantôme échoué sur le miroir des fées ...
Un promeneur curieux l'aurait pris pour un bijou sans éclat , terni depuis des lustres , qu'une nuit de pleine lune ravivait parfois .
L'été , un soleil incendiaire éclairait la masse noire des bâtiments , flanqués de quatre bastions d'angle crénélés de grosseur différente , en éteignoir , accolés à une tourelle ou une échauguette et recouverts d'une couronne de toits tout défoncés d'ardoise grise .
De naissance moyenâgeuse , l'austère bâtisse de schiste rouge , à moitié dévastée , avait été remaniée peu à peu au cours des siècles .
Sa façade à rangs de fenêtres maillées de plomb présentait une seule courtine , mal étayée de contreforts ajourés , qui parvenait à relier plus ou moins deux tours entre elles , malgré les ravages du temps sur la pierre , avec ce qui restait de sa galerie couverte à mâchicoulis dont les denticules se déchaussaient lentement .
Sombre , imposante , l'enceinte fortifiée , proche du délabrement , dominait un massif de hêtres et de chênes séculaires plantés sur un minuscule plateau .
Celui-ci , d'un côté , bordait le lac de Diane , et de l'autre , au nord-ouest , pour qui aurait tenté de sortir , par bravade , en traversant la plateforme toute vermoulue du pont-levis , se mettait à descendre en pente assez raide vers une petite combe cernée de grands sapins et de mélèzes .
Le paysage avait une allure grandiose !
Malgré tout , le marcheur était envahi d'un sentiment de paix profonde lorsqu 'il s'aventurait à travers ces bois mystérieux .
La riante nature et la pureté de l'air l'énivraient tant qu'il ne percevait plus qu'à peine le bruit du marteau des Forges montant de la vallée .
Le toît nervuré des hautes futaies , dôme de feuillage décoré de fines ramures , venait assourdir en son cercle protecteur , celui d'une cathédrale parfumée d'herbes et de fleurs sauvages , le joyeux gazouillis d'un merle ou le chant cristallin d'un ruisseau finissant par se perdre en ce monde gracile où s'élançait un écureuil à la recherche de glands ou de noisettes .
Vers midi , l'astre du jour perçait quelques nuages lourds et menaçants de ses flèches éblouissantes . La bretèche du donjon central était inondée , puis frappée en plein coeur la chapelle attenante à l'une des ailes du château . Parfois , l'on entendait sa cloche branler dans le campanile de façon sinistre . Alors , toute illusion de quiétude se dissipait !
Mais le spectacle changeait encore à la brune .
Selon cette vieille sorcière de Marivonig , il ne fallait pas venir troubler l'âme des druides qui sommeillait au houppier des arbres chenus .
Pauvre femme que cette charbonnière vivant au coeur de la forêt dans " sa " loge pour y couper tous les jours son bois !
" Vous serez bien téméraires si vous bravez les " kornikaned " , jeunes gens , vous lançait-elle en ricanant d'une bouche édentée lorsque vous passiez la voir !
Surtout quand ils soufflent la nuit dans leurs petites cornes !
" Quant aux " kourils " , rajoutait-elle dans son délire pour vous dissuader , ce sont les habitants de la lande et des rochers ! Leur ronde peut vous rendre fous ! "
" L'Ange de la Mort lui-même , avec sa faux , descendra de sa charrette grinçante tirée par trois chevaux sans tête pour vous prendre ! " ( 10 )
Il valait mieux rester à la maison , songeait le gosse en entendant les douze coups du battant de bronze dans le clocheton lui annoncer le départ d'une âme qui s'envole au ciel comme une tourterelle blanche .
Nul " karzprenn " , en vérité , n'aurait pu le stopper ! ( 11 )
C'est pourquoi les villageois tremblaient , aux mois noirs , quand le chant plaintif du vent faisait sonner l'angelus , martelant un glas sépulcral où résonnait , dans le lointain , le rire lugubre des trépassés !
" La cloche est pourtant fêlée ! " , répondaient avec bravoure ceux qui osaient , au crépuscule , se hasarder dans ces lieux , pour ensuite médire de la crédulité de leurs voisins .
Mais ces esprits forts croyant tout savoir , comme l'instituteur monsieur Mauron , méconnaissaient , sans doute par chance , le pouvoir des génies , l'espièglerie des nains noirs , le charme des dryades ou des sorcières , la séduction des lavandières de nuit , l'effroi provoqué par les " Spontaioù ", sans oublier les ricanements sardoniques des " Bugale-Noz " qui , tels des striges , vous glaçaient le sang ! ( 12 )
Vivaient encore , en ce manoir , ancienne demeure des Lohéac si désolée en apparence , d'autres démons nocturnes , les fameux " moines rouges " , spectres des Templiers , qui surgissaient d'un seul coup , vêtus d'un linceul , portant une grande croix de couleur écarlate sur leurs poitrines ! ( 13 )
Du moins , selon les dires de Peronnik le Bossu , surnommé " Peau d'Ours " , braconnier du village couchant parfois dans la Tour d'Artus , au bord de l'étang .
Celle-ci , jadis coiffée d'une toiture en poivrière , s'efforçait de garder fière allure malgré ses pans de murs délabrés !
Sur sa gauche , le porche d'entrée , avec , au-dessus , son châtelet flanqué de deux tourelles réunies par un chemin de ronde , supportait des vantaux de bois gauchis et fendus persistant tant bien que mal à s'ouvrir , à vos risques et périls , sur une cour intérieure d'aspect funèbre aux trois quarts dépavée ...
La herse , quant à elle , avait dû disparaître il y a longtemps .
N'en subsistait que l'air glacial venu du haut de son logis sur le crâne du visiteur imprudent ...
( A Suivre ... )
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DAN AR WERN - Le Passeur des Mondes ( 1er Cercle ) - VI - L'Attente / Première Partie - 2 - Le Castel Du Tertre - Pep gwir miret strizh / Tous droits réservés / All rights reserved . " Le Passeur des Mondes " , Copyright 2005 , SGDL . Copyright arbredor.com 2007 et 2008
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Notes :
8 - Saint Hervé ( + 568 ) , fils de Riwanon .
- Arianrhod ( " Roue d'Argent " ) , déesse de la mythologie galloise qui apparaît dans le 4è conte des " Mabinogion " : " Math , Fils de Mathonwy " .
9 - " La Fille du Magicien " , légende ouessantine collectée par Luzel ( Fanch An Uhel , 1821 - 1895 ) , citée par Jean Markale ( 1928 - 2008 ) dans son livre , " La Femme Celte " ( 1972 ) .
10 - Les " Kornikaned " et les " Kourils " sont des lutins : c/f " Les Korils de Flaudren " , in " Le Foyer Breton " ( 1845 ) par Emile Souvestre ( 1806 - 1854 ) , écrivain breton .
11 - " Karzhprenn " = fourche des paysans .
12 - " Spontailhoù ", " Bugale-Noz " : créatures fantomatiques de la nuit .
13 - " Les Trois Moines Rouges " ( An Tri Manac'h Ruz ) , chanson populaire du " Barzaz-Breiz " évoquant les Templiers .