AUBERIVE ( 5 )
Villeneuve
Pour Vefa de Bellaing
" And where do you go when you get to the end of your dream ?
Où allez-vous quand vous touchez à la fin de votre rêve ? "
Dan Fogelberg
Il faut monter pour atteindre Villeneuve .
On a quitté la grande ville, anonyme et tentaculaire, à l'aspect grisâtre , pluvieux , laissé au loin la Gare de Lyon , ses fumées , ses enchevêtrements de rails et de destinées innombrables.
Gens pressés , qui courent dans tous les sens , et se bousculent , comme des fourmis . Crissements de roues sur le fer , déchirant l' immense plainte humaine au langage incompréhensible , et là-bas , se diluant dans la foule , comme absorbée par elle , une main tendue sans espoir vers cette silhouette fugitive , l'ombre d'un sourire cherchant le visage rayonnant d'une jeune fille , vite disparue , qui , l'espace d'une seconde , vous a montré le chemin d'une vie renaissante...
Vous essayez de vous endormir , allongé sur votre couchette , malgré le bruit , la chaleur , la gêne provoquée par la promiscuité de six personnes , dont l'une ronfle , entassées dans cet étroit compartiment .
Les rires étouffés , le chuchotement ininterrompu de deux d'entre elles , tout là-haut , vous font croire que Laura ou Muriel vous invitent , sans toutefois les connaître , à intervenir et donner votre avis sur leurs problèmes intimes , dont vous n'ignorez plus rien .
Puis , finalement , vous êtes vaincu par le sommeil , le roulis lancinant du wagon parvient à vous bercer ...
Les dernières images de la journée s'accélèrent , tandis que le train fonce à toute allure dans ce tunnel opaque des rêves inachevés : décor de bureau , poussiéreux , jaunâtre de lumière artificielle , avec ses visages glâbres , ses mains molles d'autosatisfaction .
Dossiers qu'on expédie entre deux bavardages dont l'intérêt se limite à celui de vouloir faire avancer la pendule paresseuse , clients récalcitrants , promesses d'hypocrite à une fille qu'on oubliera , parce qu'elle trompe seulement votre ennui ...
Toute une morne existence défile , sans nécessité , uniquement par le génie d'une mécanique absurde , incontrôlable , celle d'un jeune fonctionnaire assez seul , qui veut échapper à la monotonie quotidienne , et se retrouve englué dans la routine ...
Ce moment tant attendu de partir enfin , mais qu'aujourd'hui on avance un peu , sur le coup de six heures , car l'ivresse de la liberté , depuis la veille , vous oppresse le coeur , vous noue l'estomac , vous donne envie de vomir. Cigarette sur cigarette , les minutes passent ...
Puis l'on s'enfuit comme un voleur !
D'autres visions surgissent , plus lointaines , plus imprécises , maintenant , dans la torpeur grandissante , berceau de la nuit : je me revois galopant sur un cheval fougueux , lorsque j'avais quinze ans , le long de cette grève immense et déserte , à Plestin , face à la mer déchaînée de mon enfance et de ma jeunesse .
Mon premier amour inaccessible , à la longue chevelure de miel , et que je regardais à peine ...
Elle rougissait de crainte , et nous n'osions rien dire ...
La lande était parfumée de boutons d'or et de genêts en fleur tapissant le sol des hautes falaises ; touffes printanières que le vent matinal effeuille , posées sur l'océan de toile écrue , et dont les couleurs , si tendres , viennent se perdre dans les nuages d'un ciel rosissant d'espérance .
" Que reste-t-il de tout cela ? , me dis-je , à mesure que l'aube toute blanchie de neige immaculée découvre les grands sapins noirs montant la garde au pied des cimes grandioses .
Seulement de "petits riens ", que le spectacle des apparences fait naître , comme un désir inassouvi flottant dans l'air et qui , parfois , voudrait tourmenter le coeur d'un jeune homme en quête d'une autre réalité, d'un autre "lui-même " ?
" Une illusion passagère " , qui dessinerait les contours imprécis d'un Ange de l'Eternel à l'ineffable destinée ?
L'impression pénible d'avoir entendu , déjà , ces paroles évanescentes que l'on retrouve au détour d'un après-midi tranquille , et qui s'envoleraient des lèvres d'une Enchanteresse vers des contrées mystérieuses ?...
Rien , peut-être, sinon que poussière au pays des songes ... De vieilles photographies ?
De temps en temps je les regarde , lorsque j'ai la nostalgie d'anciens jours .
Ton visage m'entraîne encore vers ces moments de grâce et de souffrance , à la recherche d'une époque disparue .
Ce n'était pourtant qu'une semaine de vacances , parmi tant d'autres , dans une station de ski des Alpes .
Mais il régnait , dans ce grand chalet de montagne , une ambiance de jeunesse en fête , et moi , j'attendais quelque chose de miraculeux , sans doute , voire même "d'impossible " , ajouteras-tu plus tard , toi , la fille de Saint-Louis * , sur un ton pragmatique .
" Vous , les Français , vous êtes rêveurs , comme Chateaubriand ... J'ai étudié le Romantisme ! , annonçais-tu fièrement dans un rire aguicheur où affleurait le son de ta voix délicieusement exotique , et derrière ce constat médical un peu froid , méprisant , se cachait , j'en suis sûr , l'envie inavouée d'en savoir plus et de jouer de ton charme , de faire souffrir ...
" O Virginia , y a-t-il une place dans ton coeur pour un amour blessé ? "
En relisant ce poème d'autrefois , j'essaie d'imaginer ta vie présente , si étrangère désormais , de vaincre l'indifférence , mais aussi cette calme lucidité que seul le temps destructeur peut apporter malgré nous .
Longtemps j'ai pleuré , longtemps j'ai souffert .
Nul n'a crié plus fort que cette douleur en moi , bâtie sur du vide , écrasante et silencieuse .
Comment saisir l'insaisissable ? Comment se perdre dans les caprice du vent qui vous entraîne , et qui change , et soudain s'enfuit dans les nues ?
" Qui a vu le vent ?... Devais-je suivre l'hirondelle au-dessus de l'immense plaine marine , ou simplement me cacher à l'intérieur d'une lettre ?
Jamais je ne reçus de réponses ...
Tu n'écrivis qu'une fois , pour me remercier à-propos d'une valise oubliée par mégarde , et que j'avais réexpédiée à mes frais . Ce fut tout .
Chez toi , il n'y avait pas de place pour le passé , pas d'avenir pour ces folles descentes sur les pistes de Villeneuve , et nos crises de fou-rire , nos batailles dans la neige avec Patrick et Bernard .
Que sont-elles devenues , nos discussions passionnées sur l'oeuvre de Novalis , ou celle de Carson Mc Cullers ?
" Je suis The Sojourner , celle qui passe , lançais-tu par bravade , et toi tu es Heinrich !"
" Pauvre Henri, il pleure encore, il a perdu sa Sophie , ajoutais-tu sur le ton d'une ironie gentille et condescendante .
Je te parlais de ma Bretagne , de sa langue oubliée , méprisée , de sa culture .
" C'est drôle , vous , les Français ... Je n'ai connu ici qu'un révolutionnaire basque , et maintenant , toi !
Et cette soirée au piano-bar ?
Tu avais chanté ta chanson fétiche , celle de Dan Fogelberg , la nôtre :
" There's a place in the world for a gambler " , il y a une place dans le monde pour un flambeur ...
Et nous dansâmes , nous avions un peu trop bu , irish-coffee , sangria ...
" Vois-tu , Yann , il faut penser au moment présent , si tu veux être heureux .
Je te serrais la taille , reposant ma tête sur tes longs cheveux d'or
Un visage d'ange effleurait le mien ...
C'est alors que , sans crier gare , tu m'embrassas violemment !
( A Suivre )
DAN AR WERN - Auberive ( 3e Cercle ) - 5 - Villeneuve / Kernevez ( 1 ) - Traduit du Breton par l'auteur - Mars 1986 - Publié dans N° 336 AL LIAMM , février 2003 - Tous droits réservés / Pep gwir miret strizh / All rights reserved .
"Auberive " , Copyright 2006 .
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" Etude " , par William Bouguereau ( 1898 )
* Saint-Louis ( Missouri ) .