MEMENTO
( Souvenirs d 'un Voyageur sur la Terre )
" Qu'importe le sillon que tu sèmes
Sur les collines de la vie ... "
Glenmor - " Memento " *
IV - Nice
( 12 -Teachers )
Pour Leonard Cohen
" Are you the teachers of my heart ? "
Leonard Cohen - " Teachers " *
12 - Mais il ne s'agissait pas simplement d'une balade agréable au long d'un sentier bordant le littoral . Julien Gracq , lui , nous proposait , dans l'une de ses oeuvres , d'emprunter le " Grand Chemin " de sa mémoire pour y déchiffrer les méandres tortueux d'une destinée fugitive et secrète , celle d'un pauvre voyageur sur la Terre . ( 74 )
Périlleuse entreprise que celle de vouloir aller plus loin que l'apparence !
On ne sait pas pourquoi , en effet , la dramatique symphonie de " La Comédie Humaine " présente , bien souvent , l'inachèvement comme symbole , ou symptôme , d'une faiblesse architecturale incompréhensible .
( 75 )
" Tout meurt , l'âme s'enfuit et , reprenant son lieu ,
Extatique , se pâme au giron de son Dieu . " ( 76 )
Alors , que penser d'un tel parcours ?
Mon âme éperdue y dessinait un rêve , celui d'un jeune homme en quête d'explications .Tel visage du passé s'y promenait comme une ombre , et sa trace évanescente venait y mourir aussi , sur les rives incertaines d'une adolescence d'autrefois .
J'entendais sa voix particulière , dont le timbre mélancolique résonnait au travers de l'espace , au milieu du choeur plaintif des mélopées de l'immense tribu des Hommes .
J'écoutais cette petite chanson dont les tristes paroles réveillaient , parfois , la nostalgie de mon coeur .
LUX AETERNA ! ( 77 )
Viendrait , sans doute , le temps de refaire la route en sens inverse , me dis-je , puis de la retrouver ...
Royaume perdu de mes souvenirs trop lourds , je m'imprégnais , sans le savoir , de ta présence . Et comme ce jeune apprenti-médecin de " La Chronique des Pasquier " , mon idole d'alors , je cherchais à te déchiffrer dans la sacro-sainte parabole des " Maîtres " .
Mais qui étaient-ils , ceux-là ? Sans doute ni Rohner , ni Richet... ( 78 )
Je ne ferais jamais partie de leur élite scientifique , celle des laboratoires de recherche .
Mon pays , c'était mon âme
sauvage , ouverte à tous les vents de la jeunesse et de l'aventure , courageuse comme une caravelle solitaire à la découverte d'un nouveau monde , et terriblement incapable de comprendre cette petite route , au-dessus de la mer , que gravissait avec tant de peine ma bicyclette , vers le sommet de la montagne.
Mes lectures m'entraînaient dans une nostalgie de l'ailleurs .
C'était l'époque du " Flower-Power " ( 79 ) .
Nous avions choisi le retour du Romantisme . Tandis que ceux des Beatles , à chacun de leurs disques , devenaient plus longs , mes cheveux pousseraient donc un peu plus avec les leurs , témoignage de " notre Révolte " , manifestée par cette floraison printanière des " Sixties " ...
Je me souviens de Raoul Mille , brillant journaliste , et chroniqueur , aujourd'hui , de " Ma Riviera " , que j'avais croisé sur sa mobylette , avenue de la Victoire , avec une belle toison sur le crâne , et de grandes mèches bouclées tout autour . ( 80 )
A la Fac de Lettres , j'essayais difficilement de mettre en pratique , auprès des filles , car j'étais timide , les théories de mon professeur , l'éminent Jean Richer , qui m'initiait aux grands mystères philosophico-religieux de Novalis et de sa Fleur Bleue , comme à la poésie hermétique de Gérard de Nerval . ( 81 )
" Suis-je Amour ou Phébus ?.. , me demandais-je , Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la
syrène ...
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de
la fée ... " ( 82 )
Je m'identifiais à d'autres garçons de mon âge , dont j'aurais souhaité gagner le coeur , imiter les gestes , m'inventant, pour exorciser cette crainte inavouée de l'autre sexe , ô combien terrifiant , des amitiés très pures qui n'existaient , sans doute , que dans mes rêves ...
Mais , en fin de compte , je finissais par me dire qu'ils seraient tous , garçons ou filles , bien plus accessibles dans les livres que j'aimais tant , mon refuge , et là , plus éloignés , fort heureusement , de cette force violente et terrible qui se dissimulait en moi , derrière l'usage d'une vie quotidienne routinière , avec cette angoisse impitoyable étreignant tout mon être .
Trop souvent , je me sentais comme un chien fou retenu par une laisse , coincé dans une réalité trop étrangère à " mon Amour " , et si lointaine d'un idéal jugé inaccessible .
Alors , c'était le beau visage mélancolique d'une jeune fille à peine entrevue , surgissant sur la Promenade ou dans les Collines , qui me faisait souffrir , parce que je ne la reverrais peut-être plus , que je ne saurais jamais quoi lui dire ...
Et , tel un nouvel Ulysse , je m'élançais comme Joyce , autre sujet d'étude , à la poursuite de ma nymphe Calypso , dans le dédale des rues de la Vieille Ville . ( 83 )
Les chants celtiques de Yeats me venaient aux oreilles , lorsque j'engageais avec flamme une discussion littéraire avec mon copain d'origine irlandaise , où lorsque je disputais les balles d'un tennis endiablé avec les frères écossais McLeod , à La Colle-Sur-Loup :
" La beauté d'une femme est comme un frêle oiseau
Blanc , comme un oiseau des mers
Seul quand le jour se lève après une nuit de tempête ... " ( 84 )
" Voilà pourquoi j'aime mon
paysage , écrivait Le Clézio .
" Il ne change jamais . C'est de la terre , une ville sale et bruyante , du soleil , la mer , la brume et la chaleur ...
" Je suis chaque carré de cet espace , et ma chambre , alvéole minuscule encastré dans le domaine où je suis né , m'abrite tout le temps .
Il n'y a pas d'étranger . Il n'y a pas de monde . Il n'y a pas de patrie ... " ( 85 )
Si , toutefois , lui répondrais-je . La " Cité Magique " dont parlait Max Jacob en évoquant sa ville natale , faisait écho aux accents lyriques de mon professeur d'histoire-géo du Parc Impérial , André Compan , célèbre spécialiste du " Païs Nissart " . ( 86 )
Ainsi , " ma " lointaine Bretagne vivait en moi par sa langue , peut-être un peu différente de celle de Francis Gag , mais tellement belle !
( 87 )
" Que te dirais-je ? , confiait le poète de Quimper . Que je suis un exilé breton ? Que mon coeur y est toujours , dans ce pays , que je m'ennuie de lui , et que je n'ai de ma vie jamais fusionné avec rien d'autre ? " ( 88 )
Rien d'autre ?
Sur les plages de 68 , alors que , tout autour , c'était la révolte , je regardais l'infini .
" A l'ombre des jeunes filles en fleurs "
( 89 ) , je me passionnais pour la vie de Jacques Thibault , militant pacifiste de " L'été 14 " , qui devait me ressembler un peu . ( 90 )
Donnant plus de distance , le clapotis des vaguelettes berçait ma conscience assoupie de fugitif : Saint-Laurent-Du-Var , c'était encore la campagne , et les " tubes " de Simon & Garfunkel , au milieu des champs de roseaux , des marécages , confortaient ce sentiment d'exil intérieur et de solitude ...
" I am a Rock , I am an Island ... " ( 91 )
Qui étais-je , à cette époque ?
Je ne croyais pas à l'engagement social , ou bien , peut-être , n'avais-je pas encore renoncé " au vertige de l'individu " qui possède son langage à lui et chemine avec sa propre folie dans une Quête du Graal toute personelle .
" Celui qui a su s'accepter comme tragique , celui qui a su être le héros de sa vie , a des chances de comprendre le monde .
Il s'est fait homme , et la société peut naître en lui " , note Le Clézio ( 85 ) .
Plus tard , je découvrirais avec un tremblement de fièvre , l'illustration symphonique de cette thèse consolatrice , dans le merveilleux poème de Richard Strauss , " Une Vie de Héros " ( 92 ) .
Mais , en attendant , j'avais " vu le soleil se coucher sur le paysage ... Et la nuit s'était mise à tomber ... comme ça , petit à petit , avec ses grands et terribles glissements d'ombre terne " .
" Et le reste avait cessé d'être visible " ...
( 85 )
Puis , en suivant vers le large une silhouette fugitive de navire s'effaçant dans l'infini , je repensais à Hugo : " Être abandonné , c'est être délivré ... " ( 93 )
FIN
___
DAN AR WERN - MEMENTO ( Souvenirs d'un Voyageur sur la Terre ) - IV - Nice ( 12 - Teachers ) - Tous droits réservés - " MEMENTO " , copyright 2023 .
___
Notes :
74 - " Carnets du Grand Chemin " , par Julien Gracq , José Corti , 1992 .
75 - " La Comédie Humaine " , cycle romanesque d'Honoré de Balzac , composé de 1830 à 1850 .
76 - " Les Tragiques " ( 1616 ) , Livre VII , par Agrippa D'Aubigné .
77 - " Luc Aeterna " , par György Ligeti , musique du film " 2001 , L'Odyssée de l'Espace " ( 2001 , A Space Odyssey ) , par Stanley Kubrick ( 1968 )
Original Soundtrack , Copyright 1968 , Polydor International . All rights reserved .
78 - " Chronique Des Pasquier " , cycle romanesque de Georges Duhamel ( 1933 -
1944 ) , comprenant dix volumes . Tome VI , " Les Maîtres " , Mercure de France , 1937 .
79 - Slogan hippie des années 60/70 .
80 - Raoul Mille ( 1941 - 2012 ) , auteur de " Ma Riviera " , 4 volumes , éditions Giletta-Nice-Matin ( 2002 - 2005 ) , " Les Amants du Paradis " ( Prix Interallié 1987 ) , etc ...
Avenue de la Victoire = ancien nom de l'avenue Jean Médecin .
81 - Jean Richer ( 1915 - 1992 ) , professeur émérite à l'Université de Nice , écrivain , auteur de " Aspects ésotériques de l'oeuvre littéraire " , Dervy , 1980 , de " Gérard de Nerval , expérience vécue et création ésotérique " , Trédaniel , 1987 .
82 - " El Desdichado " ( 1853 ) , in " Les Chimères " ( 1853 ) , par Gérard de Nerval .
83 - " Ulysse " ( Ulysses ) - 1922 - par James Joyce ( 1882 , Dublin - 1941 , Zurich ) , romancier , poète irlandais expatrié .
84 - Patrick et Philippe Mac Leod ( 1954 - 2019 ) , poète mystique français
d'origine écossaise .
" L'Unique Rivale d'Emer " ( The Only Jealousy of Emer ) , seconde des quatre " Pièces pour Danseurs " ( Plays for
Dancers ) , jouée à Londres en 1916 , par William Butler Yeats , poète irlandais ( 1865 , Dublin - 1939 , Roquebrune-Cap-Martin ) .
85 - " L'Extase Matérielle " , Gallimard , 1967 , par Jean-Marie-Gustave Le Clézio , né à Nice en 1940 .
86 - Max Jacob ( Morven le Gaélique , 1876 - 1944 ) , poète , romancier , peintre né à Quimper ,
André Compan ( 1922 - 2010 ) , écrivain niçois , félibre , auteur de " Histoire de Nice et de son Comté " ( 2001 ) et de " Glossaire raisonné de la langue niçoise " ( 2002 ) , Serre éditeur , etc ...
87 - Francis Gag ( 1900 - 1988 ) , écrivain de langue niçoise , homme de théatre , metteur en scène , auteur de " Lou sartre Matafiéu " ( 1922 ) , " La Pignata d'Or " ( 1936 ) ,
etc ...
88 - " Lettre à Jean Cocteau du 8 mars 1926 " , in " Max Jacob / Jean Cocteau , correspondances 1917 - 1944 " , cité par Béatrice Mousli dans son livre intitulé " Max Jacob " , collection " Grandes Biographies " , Flammarion , 2005 .
89 - " A L'Ombre des Jeunes Filles En Fleur " ( 1919 ) , Gallimard , Prix Goncourt , second tome d' " A La Recherche du Temps Perdu " , roman de Marcel Proust dont l'écriture s'élabora de 1908 à 1922 .
90 - "Les Thibault " ( 1922 - 1940 ) , cycle romanesque de Roger Martin Du Gard , Tome VII , " L'Eté 1914 ".
91 - " I Am A Rock " , chanson de Paul
Simon , 1965 , Pattern Music LTD , Sony Music Entertainment Inc. / COLUMBIA . All rights reserved .
92 - " Une Vie de Héros " ( Ein Heldenleben ) - 1898 - , par Richard Strauss ( 1864 - 1949 ) .
93 - " Les Travailleurs de la Mer " , Victor Hugo ( Déjà cité : " Gilliatt et la Pieuvre " ) .
" Toi , tu m'as vu , tu m'as aimé dans le pays des ombres ... "
Saint Augustin
___
* " Teachers " , a song by Leonard Cohen , Copyright 1966 , Project Seven Music , in " Songs of Leonard Cohen " , Columbia , 1968 , Sony Music Entertainment Inc .
" Douleur d'Amour " ( Détail , 1899 ) , par William Bouguereau .