CHEMINS D'ÂMES
II - NOUVELLES
7 - Mystère de L'Attente : Iona
( I )
... Evidemment , tout ceci , me dis-je en moi-même , n'était qu'un mauvais rêve , et les leçons , ce n'était pas pour moi , mais pour mon fils Arthur , mon pauvre garçon rescapé , en même temps que son paternel , du naufrage d'une vie de couple qui , en cette heure
estivale , nous avait irrémédiablement jetés ensemble dans un bien de famille , comme la marée sur cette côte perdue , au bord de l'eau d'une petite cité morbihannaise .
Mais elle , que pouvait-elle fabriquer ici , dans ce coin solitaire ? Je me l'étais demandé depuis que j'avais vu sa photo sur le " canard " local , accompagnée d'un petit article publicitaire annonçant des cours de solfège , signé , bien sûr , d'un pseudonyme de
circonstance , Iona Sterenneg .
Il faut vous dire que , depuis toujours , j'avais été un grand admirateur de cette artiste unique , alliant , selon moi , au charme de son être , la beauté de son art , montrant tant d'intelligence que de finesse
dans ses paroles . D'ailleurs , comment expliquer que l'on soit plus particulièrement touché par une personne que par une autre ?
- Non , m'expliqua-t-elle cependant plus tard , la première fois que nous eûmes l'occasion de discuter un peu . Vous pensez bien que si j'étais " elle " , je ne me trouverais certainement pas ici , dans ce " bled " , à essayer de joindre les deux bouts !
Mais la ressemblance était à ce point frappante que ses explications ne m'avaient pas convaincu , d'autant plus que ma " star " , alors , ne faisait plus tellement parler d'elle depuis quelques temps .
Que s'était-il donc passé ? , me demandais-je un soir , tandis que nous marchions , ma progéniture et moi , jusqu'à sa petite maison posée tout là-bas , le long de la grève , comme une fortune de mer mal éclairée de lune . Car , trop timide , je n'osais pas vraiment lui parler , restant l'heure entière dans le salon d'accueil à écouter ce qu'elle essayait patiemment d'expliquer à son jeune élève débutant qui se demandait parfois , m'avoua-t-il
un jour , ce qu'il était venu faire en ce lieu de supplice pour , soi-disant , se distraire de ses études !
Quant à moi , j'étais fasciné par son jeu , chaque fois qu'elle concluait la leçon par l'adagio de ce concerto que j'aimais tant ! ( 41 )
Puis , nous reprenions notre route en sens inverse , tantôt sous le champ de la Grande Ourse ou d'étoiles plus lointaines , tantôt sous le crachin , bercés par le cri d'une mouette ponctuant encore ce chant lancinant des vagues venant mourir sans cesse à nos pieds du bout de l'océan , comme cette merveilleuse musique de Ravel !
Ce mercredi d'avril fut comme la célébration d'une fête celtique ! Elle avait terminé le cours par des extraits de l'Introduction du compositeur, suivie de son Allegro de 1905 , avant de poursuivre par une admirable adaptation du poème symphonique de Paol Ladmirault :
" Brocéliande au Matin " . ( 42 )
Cependant , vers le soir , comme une boule de feu commençait d'incendier toute la chambre par la fenêtre entrouverte , illuminant la magnifique bibliothèque d'ébène aux nombreux ouvrages reliés de cuir multicolore , nous sentîmes aussi , sans doute , avec la brise venue du grand large les enveloppant de ses ondes magiques , nos propres chevelures frissonner sous la pluie d'or de celle du dieu céleste !
Alors , tandis que les petits pieds
d'Arthur , qui avait hâte de partir , s'étaient déjà mis à danser sous le piano , nous nous mîmes à faire semblant , riant comme des fous tous les trois , de brièvement poursuivre à la porte , sous le soleil couchant de la plage crépusculaire , cette ronde endiablée !
- Si on allait boire un coup du côté de
Carnac ? , fus-je ensuite sur le point de respectueusement lui proposer , sentant que l'heure de faire plus ample connaissance avait peut-être sonné .
Mais la belle ne me laissa pas vraiment le temps de poser ma question :
- Vous savez , je crois que votre fils est trop intimidé par votre présence , et que ça le bloque dans son travail , articula-t-elle soudain d'une voix monocorde .
Cette simple phrase , tombée d'abord froidement de ses lèvres comme l'astre du jour au bout de l'horizon nocturne , finit elle aussi de se noyer corps et bien dans la sombre masse océane , achevant , par la même occasion , de doucher mes illusions sous la clarté du ciel constellé , ruinant tous mes efforts de rapprochement . Peu à peu , de même que les sonorités joyeuses de cette réjouissance éphémère s'étaient assourdies dans le clapotis
des vagues , disparurent aussi , pendant que père et fils marchaient côte à côte en silence le long du rivage , les dernières lumières chatoyantes ...
Puis , tout à coup , mon gosse me lança à la figure :
- J'aime pas les gammes ! Qu'est-ce qu'elle a , celle-là , avec ses grands airs ?
- Voyons , tu avais promis à maman , tu te rappelles !
- Justement , je ne crois pas que ça lui fera plaisir que tu lui fais les yeux doux ! C'est dimanche qu 'elle va venir , hein ?
( A Suivre )
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DAN AR WERN - CHEMINS D'ÂMES - II - Nouvelles - 7 - Mystère de L'Attente : Iona
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Notes :
41 - " Concerto en Sol Majeur " ( 1929 - 1931 ) pour piano et orchestre , II - Adagio Assai , de Maurice Ravel ( 1875 - 1937 ) .
42 - Transposition au piano de " Introduction et Allegro " ( 1905 ) de Maurice
Ravel , pour harpe , flûte , clarinette et quatuor à cordes .
- " Brocéliande au Matin " ( 1909 ) , poème symphonique de Paol Ladmirault
( 1877 - 1944 ) , compositeur et militant revendiquant l'autonomie culturelle de la
Bretagne .